Russie-Ukraine: où en est la Zeitenwende? edit
La convocation d’élections législatives anticipées, le 23 février 2025, est l’occasion de dresser un bilan du tournant opéré par le gouvernement Scholz vis-à-vis de la Russie et de l’Ukraine, peu après son entrée en fonction, et aussi de s’interroger sur les orientations de la prochaine coalition.
Trois jours après l’invasion russe de l’Ukraine, Olaf Scholz prononce le 27 février 2022 devant le Bundestag un discours qui fait date[i]. La guerre déclenchée par Vladimir Poutine marque un « changement d’époque » (« Zeitenwende ») dans l’histoire de notre continent, déclare-t-il. En agressant l’Ukraine, le Président russe veut « non seulement rayer de la carte du monde un pays indépendant, il détruit l’ordre de sécurité européen », il tente de reconstruire un « empire russe » et de « rebâtir totalement un ordre européen conforme à ses vues », affirme le Chancelier, qui annonce la création d’un fonds spécial de 100 milliards d’euros destiné à la Bundeswehr et une augmentation des dépenses militaires, qui doit désormais être supérieure à 2% du PIB. Le chef de l’opposition parlementaire, Friedrich Merz, apporte son appui aux initiatives du gouvernement fédéral, il jette un regard critique sur l’Ostpolitik mise en œuvre par les coalitions précédentes. « Nous sommes face au champ de ruines de la politique étrangère et de sécurité allemande et européenne de ces dernières années et décennies », constate le président de la CDU. « Après l’intervention dans l’est de l’Ukraine et l’annexion de la Crimée, admet-il, nous aurions tous dû, sur l’ensemble de l’échiquier politique, comprendre ce qui se passait dans ce pays ». « En Allemagne, la liste des erreurs d’appréciation et des fautes qui en résultent est particulièrement longue », accuse le Président de la CDU, qui cite le piteux état de la Bundeswehr et la forte dépendance vis-à-vis du gaz russe, la plus lourde erreur ayant été, selon lui, le refus opposé par Angela Merkel en 2008 à la candidature de l’Ukraine à l’OTAN, par crainte de provoquer un Poutine qui se préparait de longue date à cette confrontation.
La guerre en Ukraine conduit à une rupture dans la politique suivie à l’égard de la Russie, à laquelle se réduisait jusque-là pour l’essentiel l’Ostpolitik. Elle lève des tabous constitutifs de l’histoire de la République fédérale, en particulier la fourniture d’armements à un pays en guerre. Avant l’invasion russe, 20% des Allemands approuvaient les livraisons d’armes à l’Ukraine, au lendemain du 24 février 2022, ce pourcentage dépasse le seuil des 60%. L’agression russe met également en cause des composantes fortes de l’identité des trois partis de la coalition gouvernementale, qui vient de se former – l’Ostpolitik pour le SPD, le pacifisme pour les Verts et l’orthodoxie budgétaire pour le FDP. Elle les contraint à revoir les termes du contrat de coalition qu’ils viennent de négocier. Cette guerre conduit également à un inventaire critique de l’ère Merkel (2005-2021), trois mois seulement après son départ du gouvernement fédéral. L’ancienne Chancelière, qui déclarait être sans illusions sur Vladimir Poutine et sur la menace qu’il présentait, « condamne avec la plus grande force cette violation patente du droit international » à laquelle « il ne peut y avoir aucune justification ». Elle est cependant accusée, y compris par Friedrich Merz, son successeur à la tête de son parti, de ne pas avoir tiré les conséquences de sa lucidité. Annegret Kramp-Karrenbauer, qui fut ministre fédérale de la Défense (CDU), admet alors que « nous n’avons rien fait pour vraiment dissuader Poutine ». Dans les mémoires qu’elle vient de publier, près de trois ans après ce qu’elle avait alors qualifié de « césure profonde dans l’histoire de l’Europe depuis la fin de la guerre froide », Angela Merkel défend toujours son bilan, y compris le refus d’accorder à l’Ukraine et à la Géorgie en 2008 le « plan d’action pour l’adhésion » (« membership action plan », MAP) qui aurait concrétisé la promesse faite alors de les intégrer un jour dans l’OTAN[ii].
La coalition dirigée par Olaf Scholz, qui prend fin prématurément, peut mettre en avant des résultats importants dans la mise en œuvre de la Zeitenwende[iii]. Premier pays d’accueil des réfugiés ukrainiens (1,2 million), devant la Pologne (800 000), l’Allemagne est aussi, en novembre 2024, le deuxième contributeur mondial en volume d’aide (humanitaire, financière et militaire) à l’Ukraine pour un montant global de 37 milliards d’euros. En termes relatifs, calculé en termes de pourcentage du PIB, le bilan est cependant moins flatteur, ce qui vaut notamment pour la fourniture d’armements. Mettant en avant son souci d’éviter une escalade du conflit avec la Russie, Berlin s’est montré au départ très timoré sur l’aide militaire à Kiev (envoi de casques), puis a calqué son attitude sur celle-ci des États-Unis (chars Leopard), s’écartant cependant de cette ligne en maintenant son refus de fournir des missiles Taurus après que l’administration Biden a décidé la livraison à l’Ukraine de missiles à moyenne portée (ATACMS) et autorisé des frappes en territoire russe. Le fonds spécial de 100 milliards d’euros a été utilisé pour redonner des moyens à la Bundeswehr afin d’atteindre l’objectif annoncé par Olaf Scholz (« créer la première armée conventionnelle en Europe dans le cadre de l’OTAN »), une brigade de combat doit être déployée en Lituanie dans le cadre otanien, Olaf Scholz a également pris l’initiative d’un projet de bouclier anti-missiles européen (« European Sky Shield Initiative », ESSI), qui suscite toutefois des questions de la part de la puissance dotée qu’est la France, s’agissant de l’impact sur sa doctrine nucléaire. Pour encourager la remontée en puissance de l’industrie de défense, Olaf Scholz a également annoncé la conclusion de contrats à long terme avec les industriels de l’armement.
La profondeur de la Zeitenwende et de la prise de conscience de la menace russe est cependant mise en doute aujourd’hui, notamment par Joachim Gauck, ancien Président fédéral (2012-2017) et conscience morale de l’Allemagne. « À long terme, la Russie restera la menace la plus importante et la plus immédiate pour notre sécurité », observe l’ancien pasteur et militant des droits de l’homme en RDA[iv]. S’il attaque aujourd’hui l’Ukraine, Vladimir Poutine vise en réalité l’Occident : son ennemi, c’est « la communauté de valeurs, qui incarne la liberté, la démocratie et l’État de droit », rappelle Joachim Gauck, « les idées occidentales sont contagieuses », on le voit aujourd’hui dans les rues de Tbilissi et de Batoumi. L’objectif du Kremlin n’est pas « la prise de territoire », c’est la mise en échec de l’OTAN comme alliance défensive, « Moscou veut diviser et tester » la solidité de la clause d’assistance mutuelle (article 5). Nous ne nous sommes pas encore libérés des erreurs d’appréciations commises sur la Russie, affirme l’ancien Président fédéral, aux deux extrêmes de l’échiquier politique, beaucoup d’efforts sont déployés pour brouiller l’identité de l’agresseur et celle de la victime. Nous entendons aussi des appels rituels à interrompre les livraisons d’armes et à conclure rapidement la paix, autant de récits qui sont « infectés par un esprit de soumission et qui s’intègrent parfaitement dans la propagande de l’État russe », accuse Joachim Gauck. Le Président russe « ne veut pas négocier sérieusement en Ukraine, son objectif demeure la soumission complète de l’OTAN, il veut un État vassal », affirme-t-il. Le contenu de la paix qui pourrait être conclue en Ukraine dépend en bonne partie de nous, aussi « devons-nous tout mettre en œuvre pour éviter un Diktat ». « L’Ukraine a plus que jamais besoin du soutien de l’Occident afin de déjouer les calculs cyniques de Poutine et d’être en position de force à la table des négociations », souligne l’ancien Président allemand, qui plaide pour de solides garanties de sécurité occidentales à l’Ukraine.
Spécialiste reconnu de la Russie et de l’Europe orientale, Karl Schlögel se montre encore plus explicite dans ses interrogations et dans ses critiques de la politique menée par la coalition dirigée par Olaf Scholz[v]. « Nous nous trouvons déjà en situation de guerre », observe ce grand historien allemand, convaincu que ses compatriotes n’ont toujours pas pris conscience du sérieux de la situation. « On pense toujours pouvoir échapper à cette confrontation » et on espère que « l’Ukraine va nous laisser tranquille et faire la paix », dit-il. Or, cette attitude conduirait à son « abandon » alors que l’Ukraine contribue également à notre défense. Karl Schlögel doute que l’Allemagne ait pris la mesure des conséquences de la Zeitenwende, « processus long, coûteux et qui exige beaucoup d’efforts ». Après Heinrich August Winkler et d’autres historiens sociaux-démocrates, signataires en mars dernier d’une tribune critiquant l’attitude du SPD[vi], il se demande si Olaf Scholz, du fait de ses « hésitations », a bien intégré toutes les implications de la Zeitenwende et s’il aura « le courage » d’exposer à son opinion les menaces auxquelles elle est soumise. Karl Schlögel s’inquiète de l’impact de l’échéance électorale du 23 février 2025 sur le soutien à l’Ukraine. Il déplore le récent appel téléphonique du Chancelier à Vladimir Poutine « pour des raisons de tactique électorale » et sa stratégie visant à faire campagne comme le « Chancelier de la paix » (« Friedenskanzler »). Promouvoir la politique d’appeasement prônée par l’AfD et le Bündnis Sahra Wagenknecht, qui se comportent comme « des partis russes sur le sol allemand », serait, selon Karl Schlögel, « fatal ». Critique du refus de livrer des missiles Taurus à l’Kiev, il observe que c’est Vladimir Poutine qui pratique l’escalade en cherchant à détruire les conditions de vie des Ukrainiens et s’insurge contre le discours russe qui présente l’assistance militaire allemande à l’Ukraine comme une poursuite de l’agression nazie contre l’Union soviétique.
Les programmes des partis (CDU/CSU, SPD, Grünen) les plus susceptibles de participer à la coalition qui verra le jour à l’issue des élections du 23 février 2025 donnent des indications sur l’orientation du prochain gouvernement fédéral s’agissant des questions de défense et de l’assistance à l’Ukraine[vii]. Un consensus existe entre eux pour que la part des dépenses de défense dans le PIB de l’Allemagne atteigne au minimum 2%, les Verts se montrant plus ambitieux, qui fixent comme objectif « durable » une proportion « nettement supérieure à 2% ». Cet effort ne pourra être assumé par le budget courant, est-il noté, aussi nécessitera-t-il à moyen terme, comme la Commission l’a proposé, le recours à un emprunt européen (cf. le précédent du covid). La question d’un assouplissement de la règle d’or budgétaire (« Schuldenbremse »), qui, hors circonstances exceptionnelles, limite le déficit annuel à 0,35% du PIB, divise ces partis. Les Verts et le SPD se prononcent en faveur de son aménagement, en particulier pour financer les dépenses de sécurité et de défense, la CDU/CSU souhaite en revanche son maintien. Tout comme les Verts qui mentionnent « l’investissement important dans la coopération franco-allemande et dans le Triangle de Weimar » (avec la Pologne), la CDU/CSU souligne « l’importance de premier ordre que revêt l’amitié avec la France et la Pologne », elle marque sa volonté de coopérer plus étroitement avec Paris et Varsovie dans toutes les questions relatives notamment à la politique de sécurité et de défense. Le programme des partis conservateurs propose la mise sur pied avec la France, la Pologne et le Royaume-Uni d’un « groupe de contact », pour élaborer, en coordination étroite avec les États-Unis, une stratégie commune dans le conflit ukrainien. Parmi les questions à traiter au sein de ce « groupe de contact » devraient figurer, selon la CDU/CSU, les garanties de sécurité et le rôle dévolu à l’OTAN, afin que l’Ukraine puisse aborder un processus de paix « en position de force et sur un pied d’égalité avec la Russie ». Les Verts sont les plus explicites sur ce point, en soulignant le droit de l’Ukraine à « choisir ses alliances », ils apportent leur « soutien à l’Ukraine sur le chemin qui la conduit à l’adhésion à l’UE et à l’OTAN ».
Le programme du SPD ne reprend pas cette idée de « groupe de contact » européen qui avait été évoquée à plusieurs reprises depuis le printemps dernier par Rolf Mützenich, chef du groupe parlementaire social-démocrate au Bundestag. Il est vrai qu’en septembre dernier, le député SPD avait précisé que, dans son esprit, les pays susceptibles d’être inclus dans cette enceinte pour exercer un « rôle de médiateur » étaient la Chine, l’Inde, la Turquie et le Brésil. Le parti d’Olaf Scholz se démarque des deux autres partis en s’abstenant de mentionner le rôle possible de l’OTAN, si ce n’est pour souligner que « l’Allemagne et l’OTAN ne doivent pas devenir des belligérants ». Le programme du SPD fait également preuve de prudence s’agissant de l’assistance militaire à Kiev. Il se montre favorable – « avec circonspection et mesure » – à la formation des forces ukrainiennes et à la livraison d’armes et d’équipements et apporte un soutien explicite à la décision d’Olaf Scholz de refuser à Kiev la fourniture de missiles Taurus. La profession de foi du SPD consacre un paragraphe aux initiatives de paix. Elle porte une « appréciation positive sur les efforts des pays du Sud global pour mettre un terme à la guerre », en effet « toutes les possibilités pour parvenir à une paix juste et durable doivent être explorées ». L’Allemagne quant à elle doit être prête à assumer un rôle constructif dans une médiation et dans la mise en œuvre d’un accord, souligne encore le SPD.
L’année 2025 va commencer en Allemagne dans un contexte de grandes incertitudes, non seulement politique (gouvernement démissionnaire) et financière (absence de budget), mais qui est aussi marqué par des interrogations fortes sur la viabilité de son modèle économique fondé sur l’exportation, ce qui conduira inévitablement la prochaine coalition à se concentrer sur son adaptation aux nouvelles réalités. Au vu des enquêtes d’opinion, qui lui accordent actuellement plus de 30% des intentions de vote, la CDU/CSU devrait constituer la base de la prochaine coalition. S’agissant de la Russie et de l’Ukraine, les convergences sont plus fortes entre conservateurs et écologistes, observe Franziska Brantner, la nouvelle co-présidente du parti des Verts, perplexe sur l’orientation à venir d’un SPD divisé et sur celle d’Olaf Scholz. D’ores et déjà, à la différence des dirigeants sociaux-démocrates, l’actuelle ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock (die Grünen), s’est montrée ouverte à la discussion sur une participation allemande à une présence internationale, offrant à l’Ukraine des garanties de sécurité. Une nouvelle grande coalition (CDU/CSU-SPD), qui se traduirait probablement par la nomination à l’Auswärtiges Amt d’un dirigeant social-démocrate, comporte la tentation d’un retour à certains éléments d’une Ostpolitik, vilipendée en 2022, dans l’espoir de desserrer les fortes contraintes qui pèsent sur l’Allemagne (prix de l’énergie, financement de la défense, des infrastructures et du système social). Dans l’immédiat, Olaf Scholz, qui s’est entretenu par téléphone avec Vladimir Poutine et Donald Trump, apparaît plus que jamais désireux d’apparaître comme le « Chancelier de la paix », soucieux d’éviter un Diktat dont l’Ukraine serait la victime, mais aussi de recueillir les dividendes électoraux d’un hypothétique accord principalement négocié entre Moscou et Washington.
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[i] Regierungserklärung von Bundeskanzler Olaf Scholz am 27. Februar 2022, bundesregierung.de
[ii] Angela Merkel, « Liberté », Albin Michel, 2024, 688 p.
[iii] « La gauche allemande et la guerre russo-ukrainienne », Telos, 6 juin 2023.
[iv] Joachim Gauck, Verleihung des Benediktpreises von Mönchengladbach, 5 décembre 2024, joachim.gauck.de
[v] Karl Schlögel, «Russland ist der Feind», spiegel.de, 24 novembre 2024 ; «Putins Choreografie der Angst durchbrechen», zdf.de, 24 novembre 2024.
[vi] «Historikerappell: Die SPD macht sich unglaubwürdig», The European, 29 mars 2024,
[vii] "«Politikwechsel für Deutschland», cdu.de; «Mehr für dich. Besser für Deutschland», spd.de; «Zusammen wachsen: Unser Regierungsprogramm für die Bundestagswahl», gruene.de