Jean Blot, une traversée du siècle edit
Caroline Bérenger, spécialiste de la poésie russe du début du XXe siècle et notamment de Marina Tsvetaeva, nous offre une première biographie de Jean Blot (1923-2019). Fidèle à l’esprit de l’auteur, elle part d’ailleurs de ses propos : « Je voudrais que ma biographie soit l’histoire d’une pensée aussi inachevée et contradictoire qu’elle soit. » Pourtant, en écho à sa propre autobiographie romancée Le Séjour (Les Cosmopolites, 2019), Jean Blot affichait lui-même sa méfiance vis-à-vis de ce type de projet : « Je déteste la vérité. Elle fait de tout un mensonge. » Un écrivain renvoie sans doute à toute une part de mystère. Aussi les archives compulsées comme les témoignages de cette personnalité hors du commun ne peuvent reconstituer tous les itinéraires mais contribuent aujourd’hui en grande partie à éclairer cette traversée du XXe siècle.
Ce travail en profondeur combine à la fois l’enquête d’archives écrites conservées à l’IMEC (Blot les y déposé de son vivant, dès 2010) avec l’enquête orale : elle avait pu rencontrer Jean Blot juste avant sa disparition en 2019. Sa connaissance intime de la littérature russe comme de l’œuvre de Jean Blot lui permet aussi de nous proposer une sorte « biographie rêvée », sous forme d’un essai quasi littéraire comme l’indique le sous-titre : « Dans les labyrinthes de la littérature ». Sa biographe a le souci constant de référer directement aux différents textes de l’écrivain, donnant au lecteur l’envie de redécouvrir une œuvre toujours disponible aujourd’hui dans sa quasi-intégralité : une vingtaine de romans et récits publiés en partie chez Gallimard et une vingtaine de récits de voyages comme d’essais et de biographies consacrées entre autres à Marguerite Yourcenar ou Albert Cohen. En fin de compte, cette biographie inventive permet de redonner vie tant à un destin d’écrivain hors norme qu’à une figure un peu oubliée de la littérature. Elle éclaire les moments les plus parlants de la vie de Jean Blot, décrite sous différents aspects, dans un cahier iconographique indexé au milieu du livre, témoignant de la vie de ses parents en Russie impériale avant leur fuite en Allemagne lors de la NEP, puis de ses différents épisodes de vie à Paris avant-guerre, de la résistance FFI aux périodes aux Nations-Unies à New York après 1946 et enfin lors de sa vice-présidence du Pen Club international dans les années 1990.
Exilé, réfugié, voyageur, figure cosmopolite, résistant, diplomate et interprète, Jean Blota été en son temps un écrivain reconnu. Son destin hors du commun commence en URSS dans un exil qui le conduit enfant de Moscou à Paris comme des milliers d’exilés de cette époque. Scolarisé en Angleterre puis en France, réfugié à Dinard au moment de l’occupation et manquant d’être arrêté en 1941, il s’engage très jeune dans l’Armée secrète auprès du général de Gaulle, participant ensuite à la libération de Lyon comme lieutenant en 1944. Après la guerre, il entame et soutient un doctorat en lettres puis une thèse sur la Corée où il séjourna, avant de devenir interprète de russe aux Nations-Unies à New York (1946-1961) puis diplomate en poste à l’Unesco à Paris (1962-1981). Secrétaire international du Pen Club de 1981 à 1997, il s’attache à défendre la littérature dissidente d’Europe centrale et d’URSS. En 1998 il devient vice-président international du Pen Club français.
Se faire un nom
Jean Blot cachait un Aleksandr Blokh, prénommé ainsi à sa naissance à Moscou par ses parents férus de poésie russe et sensibles à la quasi-homonymie avec Alexandre Blok, figure de l’Âge d’Argent et auteur du célèbre poème Les Douze. Jean Blot lui consacra d’ailleurs un ouvrage : Alexandre Blok. Le poète de la perspective Nevski (Éditions du Rocher, 2007). La culture russe et sa littérature hantèrent l’œuvre de Jean Blot pour devenir le fil rouge d’une partie de ses réflexions. Outre plusieurs textes consacrés à Saint-Pétersbourg, on trouve en effet dans son œuvre des études sur Ivan Goncharov et le réalisme russe (L’Age d’Homme, 1985), sur le poète Ossip Mandelstam (Seghers, 1972) disparu dans les camps sibériens en 1938 ou encore un essai sur Vladimir Nabokov (Seuil, 1995) autre figure de l’exil, qui avait renoncé finalement après ses œuvres de jeunesse à s’adresser à ses compatriotes de l’émigration pour devenir un écrivain cosmopolite, nomade, et de langue anglaise. Sans doute Jean Blot dans ses parcours multiples s’identifie-t-il à ces auteurs.
Comme le rappelle dans sa préface François Bordes, quand Jean Blot rencontra Jean Paulhan chez Gallimard, ce dernier, en commentant ses origines, plaisanta : « Aleksandr Blokh… frise l’abus de confiance ». Albert Camus, croisé à la sortie de chez Gallimard, rassura Jean Blot en lui suggérant un nouveau patronyme. Il avait déjà changé de nom en basculant dans la clandestinité en 1942. C’est ainsi qu’Aleksandr Blokh redevient Jean Blot, et que le jeune auteur, rapidement, illustre le nom qu’il s’est choisi[1]. L’écrivain semble toujours apparaître là où on ne l’attendait pas et sous des identités multiples. Il fut très tôt un résistant actif et vit sa prime jeunesse à une époque où un grand nombre se parait de fausses identités pour survivre, de surcroît lorsque votre nom à la consonnance juive ou étrangère pouvait vous conduire directement aux camps de la mort. Dans un roman paru en 1985, Tout l’été (Albin Michel), il revient sur cet engagement dans la résistance qui touche à son identité profonde dans une France hostile : « On ne saisissait ni le sens du mot russe, ni celui du mot juif : Russe, juif ? C’étaient deux mystères. » Comme le commente justement Victoire Feuillebois, spécialiste de littérature russe à l’université de Strasbourg : « Se rebaptiser « Jean Blot » signe l’acte de naissance de l’écrivain, et signale aussi la bifurcation du destin de l’exilé russe d’à peine plus de vingt ans : s’émancipant de ses racines, le jeune homme embrasse la carrière d’un écrivain sans frontières. [2]» Dans les années 1950 de l’après-guerre, Jean Blot adopte ce patronyme d’écrivain se donnant une nouvelle identité à l’image un peu de Roman Gary, lui aussi d’origine juive russe et au parcours parfois semblable mais tout aussi tumultueux d’écrivain-diplomate. Un des succès littéraires de Jean Blot, Moi, Graf Bouby, chat de gouttière (Balland,1984), relatait les aventures d’un chat capable de rebondir sur les toits de New York.
Vivre en littérature?
Jean Blot n’a pas été seulement auteur prolifique de romans, de récits de voyage et d’essais pour devenir peu à peu une figure quasi incontournable de la vie littéraire du second XXe siècle en produisant une œuvre fictionnelle un peu oubliée aujourd’hui. Caroline Bérenger écrit qu’il a été une sorte de « serviteur de la littérature » la transformant en véritable réseau collectif pour animer des salons littéraires où se croisait chez lui toute une élite cosmopolite. Témoin de son siècle mais aussi grand voyageur de par le monde, Jean Blot fréquenta nombre d’écrivains reconnus d’Albert Cohen à Lawrence Durrell ou encore György Konrád. On regrettera ici de ne pas en apprendre davantage sur d’autres liens ou influences hérités de cette diaspora russe ou juive russe en France qui, dans l’entre-deux-guerres, produisit d’importants écrivains dont certains furent reconnus très tardivement, comme Irène Némirovsky déportée en 1942 ou Nina Berberova qui vécut à Paris (1925-1950) avant de partir vers les États-Unis.
Les années de guerre froide vont être un tournant essentiel dans la volonté plus politique de Jean Blot de ne plus être seulement un passeur de la littérature russe mais aussi de devoir la défendre. A la fin des années 1950, il retrouve ses racines russes à Moscou lors de premiers courts séjours, avant de découvrir l’Ukraine à Kiev et Odessa (d’où provenait aussi une partie de sa famille). Il évoquera ces séjours dans Le Soleil se couche à l’Est (Éditions du Rocher, 2005) où il pointe déjà la vitalité de la culture ukrainienne.
Ces voyages lui permettent de rencontrer des écrivaines russes majeures sous le boisseau comme Anna Akhmatova et Lydia Tchoukovskaïa, mais aussi de témoigner de la chape de plomb pour soutenir la dissidence littéraire soviétique lors des procès Brodski en 1964 puis Siniavski / Daniel en 1966. La revue Preuves (1951-1974), à laquelle il a appartenu autour de Raymond Aron, devient le carrefour de sa réflexion anti-totalitaire, et dans les années 1960 il y témoigne de son expérience du socialisme réel[3]. Associé successivement aux travaux du club Jean Moulin puis à la revue Esprit comme à la NRF, soutenant Michel Rocard à l’élection présidentielle de 1969, il appuie par la suite le projet de « Nouvelle Société » de Jacques Chaban-Delmas insufflé par Jacques Delors. De 1999 à 2005, succédant au poète Pierre Emmanuel, il occupe la présidence du Pen Club français. Cette nouvelle période féconde d’activités et de voyages lui permet d’apporter une dimension plus européenne au Pen Club en faveur d’écrivains persécutés dans le monde. Jusqu’à sa disparition en 2019, Jean Blot aura à la fois traversé tout le XXe siècle et ses principaux drames tout en s’engageant activement dans son époque. Jean Blot concluait dans un ouvrage dédié à Mozart : « Une vie ? C’est une énigme. Elle doit le rester. On ne peut la résoudre. Seulement la décrire.[4] » La biographie de Caroline Bérenger va donc bien au-delà de ces propos en nous restituant tout son contexte. Par son histoire, Jean Blot a eu l’ambition de devenir le plus français des écrivains d’origine russe jusqu’à en brouiller les pistes comme les origines.
Caroline Bérenger, Jean Blot, dans les labyrinthes de la littérature, préface de François Bordes, Paris, éditions de Corlevour, 2023, 191 p.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)
[1] Voir la note succinte que lui consacre l’historien Pascal Ory , « Jean Blot » in le Dictionnaire des étrangers qui ont fait la France, Paris, Robert Laffont/Seghers, 2013.
[2]Victoire Feuillebois in Revue des études Slaves, XCIV-3/2023, p 451-452 .
[3] Son rôle à cet égard est rappelé dans l’ouvrage de Jeannine Verdès-Leroux, Des signaux avant la ruine : l’URSS vue par ses écrivains (1954-1991), Paris, Le Félin, 2013.
[4] La Fondation Jean Blot décerne chaque année un prix littéraire, https://jeanblot.com