Comment évaluer la posture stratégique française? edit
Dans un essai[1] nourri par sa connaissance ancienne et détaillée des forces armées françaises, Jean-Dominique Merchet nous confronte, en dix chapitres, à une question redoutable : la France est-elle prête pour affronter un ennemi dans un conflit de haute intensité ? Rédigé fin 2023 au moment où la guerre à grande échelle avait malheureusement confirmé son retour dans l’espace stratégique européen, ce livre analyse sans complaisance la doctrine, la posture stratégique, la structure capacitaire, les structures de commandement et le moral des armées françaises actuelles.
Il réalise cet examen principalement à la lumière de trois étalons, d’une part, la dernière Revue nationale stratégique de 2022, d’autre part, la Loi de Programmation Militaire (LPM) adopté pour la période 2024-2030 et enfin une évaluation des risques sécuritaires et militaires pesant sur la France en général et son territoire métropolitain en particulier.
La France et l’Ukraine, mêmes dangers?
D’évidence, la France n’est pas exposée à une menace militaire du type de celle qui s’est abattue sur l’Ukraine en 2022 : non seulement elle dispose de la dissuasion nucléaire mais en outre, elle fait partie de la plus puissance alliance militaire au monde, l’OTAN, deux assurances vies solides contre une agression. Pour Merchet, la dissuasion nucléaire française est devenue une véritable colonne vertébrale pour la défense nationale : elle absorbe près de 15% des crédits de défense, élève le niveau technologique de toutes les armées et de beaucoup d’entreprises de la BITD, garantit une forme d’autonomie stratégique et surtout, comme le montre l’exemple ukrainien, la préserve contre une attaque d’une grande puissance.
En effet, aux termes du Memorandum de Budapest, en 1994, l’Ukraine avait accepté de se départir de son arsenal nucléaire, s’exposant trente ans plus tard à l’invasion de la Russie. Toutes choses égales par ailleurs, l’arme nucléaire l’aurait protégée, comme elle protège aujourd’hui le régime de Pyongyang.
Toutefois, la différence entre France et Ukraine se heurte plusieurs limites : la guerre en Ukraine a montré que la masse d’équipement et d’hommes compte dans les guerres actuelles. Or, selon son contrat opérationnel, la Force Opérationnelle Terrestre (la somme des unités combattantes de l’Armée de terre) ne réunit que 77 000 hommes (contre plus de 200 000 en Ukraine) et n’est donc capable, selon les normes actuelles, de tenir qu’un front de 80 km (pour 1000 km de front en Ukraine). La qualité ne suffit pas, or la France est encore défendue par une armée « bonsaï » excellente techniquement mais quantitativement insuffisante entre dehors d’opérations extérieures (OPEX) contre des ennemis plus faibles et dans des zones circonscrites. Même après le début de la guerre en Ukraine, les forces armées françaises en restent au modèle de force expéditionnaire qui s’est généralisé en Occident entre la fin de l’URSS, en 1991, et l’invasion de l’Ukraine. Autrement dit, l’armée française est prête à opérer contre un ennemi technologiquement beaucoup plus faible, contre un adversaire qui ne dispose pas de forces aériennes et contre un opposant n’ayant pas de structures étatiques fortes.
L’autre limite est, selon Merchet, que la dissuasion nucléaire à la française isole la France en Europe : si le pays a rejoint en 2009 le commandement intégré de l’OTAN, il n’a pas, en revanche, fait son entrée dans la structure de planification nucléaire de l’OTAN qui constitue le véritable parapluie nucléaire de l’organisation. En d’autres termes, la dissuasion nucléaire française protège bel et bien le territoire national d’une attaque massive et permet aux forces conventionnelles de rester peu nombreuses (200 avions de combat, 200 chars lourds et une vingtaine de navires de premier rang). Mais elle ne lui permet évidemment pas de mener une guerre de haute intensité.
L’économie de guerre, un slogan loin de la réalité
De nuancé, le tableau se fait sombre quand il s’agit d’évaluer les capacités des forces armées françaises. Si l’avion Rafale, le canon mobile CAESAR et le porte-avions sont des équipements de premier ordre pour garantir la France contre des attaques, la base industrielle et technologique de défense (BITD) française est aujourd’hui dans un état inadapté au niveau des menaces : elle ne dispose plus de capacités industrielles pour la production de chars lourds, pour les fusils d’assaut ou encore pour les munitions.
En cas de conflit, elle serait dépendante des industries allemandes ou coréennes qui ne l’alimenterait pas en priorité… De même, la production de drones (tactiques ou d’endurance étendue) a constitué un véritable fiasco national et européen. Alors que les combats au Karabakh, en Ukraine et à Gaza soulignent l’importance de toutes ces capacités, la France de 2024, malgré les déclarations présidentielles de 2022 sur « l’économie de guerre » ne dispose pas des équipements nécessaires pour se défendre dans un conflit terrestre d’attrition.
Une France résiliente
La France dispose toutefois d’atouts que Merchet considère comme confirmés. Les forces françaises ont réussi leur professionnalisation et l’ont éprouvée au feu au fil des OPEX (plus de 700 soldats décédés en OPEX depuis la fin de la guerre d’Algérie). Hormis chez certains nostalgiques, le service militaire universel n’apparaît plus comme un outil indispensable à la sécurité nationale : le prochain défi sera d’instaurer de fortes coopérations entre les troupes actives et les troupes de réserves, à l’instar de ce que la Finlande, la Suisse et la Suède ont réalisé. En outre, la résistance aux cyberattaques a été régulièrement développée au sein d’une stratégie associant l’Etat (ANSSI) et entreprises. Enfin et surtout, l’esprit de défense est désormais peu contesté : les antimilitaristes sont bien moins nombreux que dans les années 1970 et le soutien aux armées est massif dans la population sondage après sondage.
Implacable sur les conservatismes et les biais cognitifs des états-majors français, l’essai de Merchet se fait moins incisif et moins original quand il s’agit d’évaluer les menaces actuelles et futures pesant sur la France, ses citoyens et ses intérêts. En effet, l’approche est très « terrienne » au sens où la sécurité nationale est envisagée avant tout comme l’inviolabilité du territoire national. Les menaces sur les espaces marins, cyber ou informationnels sont considérées comme de second plan. Ainsi, pour Merchet, les prochaines menaces viendront du Maghreb, du Sahel et de Russie. Du Maghreb au sens large car la Libye est à 1200 km de Toulon : au vu des capacités des drones et missiles mis en œuvre en Mer Rouge, la France a sur son flanc sud une véritable vulnérabilité que sa défense anti-aérienne ne comble pas. Du Sahel car le rejet de la France peut tout à fait, selon Merchet, déboucher sur un retour du terrorisme international contre la France à partir de cette zone. De la Russie, pour des raisons rendues évidentes depuis 2022.
C’est ce qui conduit Merchet à conclure, dans une conclusion bien succincte, à un acte de foi assumé : la France est prête pour la guerre, ou du moins elle saura l’être quand les dangers menaceront le territoire national.
Récusant la complaisance de l’esprit « fanamili », tordant le cou à des approximations chauvines sur les vertus militaires et critiquant sans réserve les certitudes des états-majors et des groupes de défense issus de la Guerre Froide, cet essai a le mérite de jeter une lumière crue sur la réalité de l’appareil de défense français, de ses atouts et de ses faiblesses. Mais il aurait sans doute mérité un examen plus détaillé des nouvelles menaces et des capacités françaises à y répondre.
[1] Jean-Dominique Merchet, Sommes-nous prêts pour la guerre ? Robert Laffont, 2024, 215 pages.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)