La frontière technologique et la remise en cause de la démocratie edit
La comparaison des PIB de 2024 avec ceux de 2019 indique que les États-Unis ont progressé de 10,7% alors que la moyenne de l’UE est de 4,8% et la performance de la France est de 3,7%. L’écart cumulé des taux de croissance des pays membres de l’UE sur vingt ans fait que, à cet horizon, aucun pays européen ne fera partie du G20. Pourquoi cette divergence ? Pour la saisir, il faut considérer à la fois les choix européens et, en regard, le sentier de développement américain, de plus en plus différent du nôtre. Ce ne sont pas simplement des modèles de financement ou des politiques économiques qui sont en cause, mais des arrangements institutionnels. Le deuxième mandat de Trump pourrait accélérer cette divergence.
La politique de la concurrence éloigne l’UE de la frontière technologique
L’objectif de la Stratégie de Lisbonne était que l’UE devienne l’économie la plus compétitive du monde par la production de connaissances et l’innovation. La concurrence devait enclencher la séquence : les gains de productivité amèneraient des dépenses accrues de R&D et d’investissement, qui permettraient des gains de parts de marché dans les produits de haute technologie. Les résultats ont été décevants. Si l’effet de « sagesse installée » enferme les comportements dans des séquences passées, l’UE affronte encore plusieurs vents contraires. On admet certes l’idée que des taux de croissance plus élevés du PIB résultent de la capacité à exploiter les opportunités technologiques émergentes. Or le problème qui se pose est celui du sous-investissement des entreprises européennes. L’aversion pour le risque qu’elles ont développée se lit dans l’encours d’actifs liquides et monétaires « qui atteint [aujourd’hui] l’équivalent de quelque 30% du PIB en valeur contre 7,5% aux Etats-Unis[1] ». Pour financer les investissements dans les nouvelles techologies et la transition énergétique, il faut accroître l’épargne risquée et unifier, comme le recommande le rapport Draghi, des marchés de capitaux aujourd’hui trop fragmentés.
Les entreprises qui adaptent leurs stratégies aux institutions existantes concues dans le cadre de la libéralisation et de la concurrence peuvent être confrontées à des inefficiences lorsque des modifications importantes affectent les technologies, les marchés les produits ou l’environnement. Des transformations institutionnelles sont nécessaires pour concevoir des politiques industrielles suffisamment abondées et articulées à des politiques scientifiques et technologiques canalisées dans des directions privilégiées.
En effet, la politique de la concurrence a montré ses limites. C’est à la fois une question de fond, et une question empirique dans un contexte mondial qui n’est pas celui de la concurrence pure et parfaite.
Question de fond tout d’abord. Plutôt que de s'en remettre aux préférences et aux anticipations des agents économiques, il faut admettre que les défis contemporains ne peuvent être pris en charge par les seules forces du marché. Les marchés sont « aveugles » et même s'ils ne défaillent pas au sens de Pareto, ils sont incapables de fournir seuls une vision renouvelée et qualitativement différente du développement économique. Plus précisément, les signaux du marché sont limités quant à leur capacité à orienter le développement technico-économique. Le développement économique n'est pas le résultat d'avantages compétitifs naturels, exogènes et existants, mais la conséquence d'une création endogène de nouvelles opportunités qui conduisent à définir et à établir de nouveaux avantages compétitifs.
À cette question de fond s’ajoute une dimension empirique, avec le rôle massif de politiques industrielles qui ne disent pas toujours leur nom chez les deux géants qui mènent la course au niveau mondial. La distance croissante de la zone euro par rapport à la frontière technologique définie par les États-Unis et la Chine dans de nombreux secteurs fait peser des contraintes temporelles sur les innovateurs et les utilisateurs. La course à l’innovation sur les technologies sensibles engage le long terme par des décisions irréversibles, en raison des investissements engagés et des coûts irrécupérables, qui exigent une planification méticuleuse et un surcroît d’informations par rapport aux décisions réversibles[2].
Le risque encouru par l’UE est qu’il existe une forme d’oblitération des capacités d’expertise sur les projets longs et intensifs en capital matériel et en technologie. L’accélération engendre une surcharge de coûts non anticipés parce qu’un système de gouvernance est profondément différent d’un système gouverné. Un système de gouvernance a du mal à s’adapter aux chocs de l’économie mondiale, il est plus long à se mettre en mouvement et la réflexion se déplace inévitablement des finalités vers les moyens financiers qui, parce qu’ils relèvent de la compétence des différents Etats-membres, sont l’objet de nombreuses révisions et ne permettent plus d’atteindre les objectifs affichés.
Contrairement aux autres décisions économiques (actifs financiers, expansion de l'entreprise), l'innovation est un processus non probabilisable qui comporte des chances de succès ou d'échecs qui ne peuvent être établies à l'avance. L'innovation n'est pas un acte individuel, risqué, et qu'on peut modéliser comme une loterie, elle nécessite de fortes interactions économiques, sociales et cognitives entre des acteurs européens qui n’ont pas appris à travailler ensemble. Le rapport Draghi estime par exemple le secteur de la défense très compétitif, malgré des dépenses de R&D insuffisantes, mais la variété des produits s’est développée au détriment de l’échelle. Il faut promouvoir l’interopérabilité des technologies, rapprocher les entreprises et cibler les financements sur des projets bien définis.
Le sentier de développement des États-Unis
Dès les années 1990, la financiarisation de l’économie a introduit de nouvelles normes de rémunération des actionnaires et des directions d’entreprise : valeur actionnariale, rachat d’actions, etc. Les dividendes assurent dans une certaine mesure une forme de mobilité du capital qui permet de le transférer vers les activités prometteuses. La production de connaissances nouvelles et l'émergence de nouvelles activités qui l'ont accompagnée déplacent des plaques profondes, d’abord du point de vue de leurs conditions d'émergence : marchés du travail dérégulés, forte mobilité des chercheurs et des développeurs, récompenses substantielles attribuées aux inventeurs et aux innovateurs (the winner-takes-all), marché du capital-risque profond, structuré et accessible. Mais aussi du point de vue des transformations qu'elles induisent sur les rapports économiques et sociaux : les biotechnologies ont permis de maîtriser les mutations, Internet de bouleverser les techniques de communication, l’intelligence artificielle générative a évolué du stade d’outil à celui d’agent et accomplit des tâches de plus en plus complexes.
Une architecture institutionnelle de ce type multiplie les lieux de création des connaissances scientifiques et technologiques, elle favorise la mobilité des personnes entre les firmes et les allers-retours entre les firmes et les universités, elle valorise la création de nouvelles entreprises et facilite l'accès à des sources de financement spécifiques radicalement différentes du financement bancaire. De plus, dans les secteurs « science-based », les renouvellements technologiques incessants s'accompagnent de réorganisations en profondeur des laboratoires de R&D et de l'assomption de risques commerciaux substantiels. Ce cadre institutionnel amplifie les échanges entre les acteurs des progrès scientifiques et technologiques via les marchés de la connaissance et les coopérations menées dans le cadre de joint-ventures. Cette caractérisation correspond à une économie libérale qui valorise les comportements d’exploration propices aux innovations radicales[3].
De Biden à Trump: vers de nouveaux arrangements institutionnels?
Dès le début des années 2000, la concurrence chinoise a eu des effets très négatifs sur l’emploi, notamment dans les industries à forte concentration de main-d’œuvre peu qualifiée. Aux États-Unis, face à une telle concurrence et à la perte progressive de capacités dans certains secteurs (automobile, semi-conducteurs), l’Administration démocrate a élaboré des politiques industrielles censées agir en complément des marchés. La politique industrielle vise à renforcer des positions d’ancrage significatives sur des marchés ayant une importance économique et géopolitique stratégique. Les deux lois votées en 2022 aux États-Unis, le CHIPS and Science Act et l’Inflation Reduction Act (IRA) proposaient une nouvelle approche d’après laquelle les États-Unis sont capables de mettre en œuvre un ensemble de politiques publiques capables de leur redonner le leadership technologique à l’échelle mondiale. Rappelons que le secteur industriel américain n’a plus enregistré de surplus commercial depuis 1975 et que les échanges de produits de haute technologie sont devenus négatifs à partir de 2002. Ces deux lois traduisent des formes publiques de pilotage de l’économie qui renforcent le protectionnisme des États-Unis et annoncent la venue de l’« America First ».
Le discours porté par l’équipe de Donald Trump insiste sur la nécessité de diffuser une nouvelle culture qui oriente les comportements vers des objectifs légitimés par le système social dans la mesure où le pouvoir politique les promeut. Ce processus d’«enculturation » peut être analysé comme une forme d’innovation conduisant à mettre à la disposition des agents économiques de nouvelles ressources culturelles sous forme de règles, de normes et de valeurs[4].
L’objectif de Donald Trump, à partir de l’idée que la Chine et l’Europe ont pillé les États-Unis, est de privilégier les droits de douane pour accroître la compétitivité et l’emploi au détriment de la politique industrielle qui a l’avantage d’être ciblée sur des activités spécifiques. En oubliant que « la longue histoire des droits de douane est une litanie d’échecs. Ils appauvrissent les consommateurs et incitent les producteurs, libérés de la concurrence étrangère, à relâcher leurs efforts de productivité. À terme, ce sont les salaires qui souffrent.[5] » Rappelons que, sur la période 2016-2020, les droits de douane appliqués par l’administration républicaine sur les produits chinois ont provoqué des réductions d’emploi dans le secteur industriel en accélérant la hausse des coûts des importations de biens intermédiaires pour les entreprises nationales et en déclenchant des représailles qui ont pénalisé la production. On peut imaginer la rapidité de la dislocation des chaînes d’approvisionnement dans l’industrie automobile et l’équipement médical si des droits de douane augmentés de 25% étaient appliqués aujourd’hui au Mexique et au Canada. Les conséquences seraient encore plus sévères si l’accession au pouvoir des républicains remettait en cause les crédits d’impôt et les subventions au titre de l'IRA, leur permettant de couper entre autres dans les dépenses prévues pour la transition énergétique.
Plus fondamentalement, la diffusion de nouvelles valeurs centrées sur la préférence américaine, le rejet des élites et la contestation des décisions juridiques dans les domaines de la santé (abrogation de la loi sur l’assurance-santé, dite Obamacare), de l’énergie (Forez, forez, forez !) et de la fiscalité (réduction massive des impôts), la volonté de démanteler toutes les entraves au progrès technologique, notamment les réglementations multiples et les nombreuses agences gouvernementales, se feront « sans se préoccuper, ou presque, des coûts potentiels ou des dangers pour la société », alerte Max Chafkin[6].
Le programme républicain a une portée plus générale. « Nous abrégerons le dangereux décret de Joe Biden qui entrave l’innovation en matière d’IA et impose des idées de gauche radicale au développement de cette technologie. À la place, les Républicains soutiendront le développement de l’IA fondé sur la liberté d’expression et l’épanouissement de l’être humain ». Pour diffuser cette culture techno-individualiste, il faut abaisser les barrières à l’entrée mentales de la population pour qu’elle adhère à une conception nouvelle du système politique de la société américaine. En filigrane, le projet est d’opérer la privatisation des politiques gouvernementales qui seraient progressivement façonnées par de puissants intérêts commerciaux[7].
Deux exemples valident cette proposition. D’un côté, la nomination d’Elon Musk à la tête de de la Commission de l’Efficacité Gouvernementale (DOGE) ne semble pas être contrariée par la possibilité de conflits d’intérêts. De l’autre, la critique de la Fed vise à décentraliser la création de monnaie et la collusion entre intérêt public et intérêts privés est manifeste dans le domaine des crypto-monnaies. Elon Musk considère que le pouvoir de création de monnaie de la Fed est un privilège exorbitant qui facilite les déficits fédéraux massifs. D’où le recours à un système reposant sur des crypto-monnaies concurrentes dont les arbitrages se feront par l’IA. En réalité, les déficits budgétaires plus importants qu’impliquent les réductions d’impôts proposées par Trump représentent un réel danger pour l’indépendance de la Fed et une réelle menace pour la stabilité des prix. Le Comité pour un budget fédéral responsable estime que les propositions de Trump augmenteraient le déficit fédéral de près de 7800 milliards de dollars entre 2026 et 2035, en intégrant les prévisions d'augmentation des recettes procurées par les droits de douane.
« Si Trump réussit à faire pression sur la Fed pour qu'elle adopte sa préférence bien connue pour des taux d'intérêt bas, le mythe de l'impression monétaire pourrait passer de la fiction à la réalité… (Mais), certains membres du Congrès – apparemment avec le soutien de Trump – se font plutôt les champions de l’adoption de programmes de crypto-monnaies qui pourraient affaiblir la Fed, augmenter la dette nationale et déstabiliser les marchés financiers. En octobre 2024, la famille Trump a lancé sa propre entreprise de crypto-monnaies, World Liberty Financial , et a commencé à commercialiser des jetons électroniques – de sorte que l’intérêt financier personnel de Trump, comme celui de certains de ses alliés , est aligné sur une approche politique favorable aux crypto-monnaies.[8] »
En somme, les techno-libertariens veulent « majorer l’individu », l’augmenter par l’appropriation d’outils sophistiqués tels que l’IA. Or ces technologies peuvent à terme homogénéiser les manières de penser et renforcer le pouvoir de contrôle sur le corps social. La rationalisation exclusivement technologique risque de créer des formes d’asservissement qui ne permettent plus aux individus, comme le prétendait le projet initial, de contrôler leurs propres mécanismes téléologiques.
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[1] P. Artus et M. P. Virard, Quelle France en 2050 ? Face aux grands défis en Europe et dans le monde, Odile Jacob, 2024.
[2] H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010.
[3] B. Guilhon, Les Paradoxes de l’économie du savoir, Hermès Lavoisier, 2012.
[4] D. Read, D. Lane et S. Van Der Leew, « The Innovation Innovation », dans Complexity Perspectives on Innovation and Social Change, Springer Verlag, 2007.
[5] C. Wyplosz, « Trump peut-il être utile ? », Telos, 26 novembre 2024.
[6] Cité par V. Faure, « La prise de pouvoir de la droite tech américaine », Le Monde, 15 novembre 2024.
[7] Il faut distinguer deux niveaux de réflexion. Une grande partie de la population critique les élites politiques et la distance qui s’est creusée avec la société civile dans le traitement de certains problèmes lorsqu’elles mettent l’accent par exemple sur le ralentissement de l’inflation tout en négligeant le niveau élevé des prix des biens de consommation depuis la crise du Covid-19, c’est-à-dire en privilégiant le flux par rapport au stock. Mais cela ne signifie pas que la majorité de la population adhère à l’idée d’une privatisation de l’action publique ni à celle d’un saccage de la nature afin d’accroître le montant de la rente pétrolière.
[8] M. Obstfeld, « Trump’s Inflationary Triple Threat », Project Syndicate, novembre 2024. Signalons également qu’avec la création de la start-up xAI et de son robot conversationnel Grok, Elon Musk inquiète ses concurrents. D’une part, il développe une stratégie de last mover pour intégrer l’oligopole d’IA en articulant différents projets commerciaux (début décembre, Grok est gratuit pour les 500 millions d’utilisateurs mensuels de X), d’autre part le conflit d’intérêts est réel s’il utilise « son pouvoir politique pour avantager ses propres entreprises ou désavantager ses concurrents » déclare Jeff Bezos.