Quitter X? Les illusions de la migration numérique edit
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L’élection de Donald Trump a déclenché en France un mouvement de défiance chez nombre d’utilisateurs de X et de Meta, lesquels voudraient fuir des réseaux sociaux dont les propriétaires apparaissent inféodés au « technofascisme ». Nombre d’acteurs sociaux et politiques annoncent ainsi publiquement leur décision de quitter X, reproduisant dans l’espace numérique le séparatisme observé dans le monde réel. Ce mouvement de migration numérique se caractérise toutefois essentiellement par les illusions qu’il véhicule, surestimant notamment la possibilité de changer la nature ou de corriger les travers de l’espace public numérique.
La plateforme HelloQuitteX, l’avant-garde du mouvement, propose d’organiser le « déménagement numérique » des utilisateurs de X. On est d’emblée frappé, à la lecture de son manifeste, par le caractère intrinsèquement contradictoire de la démarche. Il s’agit, peut-on lire, de promouvoir « un changement global de convention vers l’utilisation de réseaux sociaux à même d’atténuer la désinformation, la polarisation croissante de la société, les manipulations globales de l’opinion ». Ainsi faudrait-il, pour combattre plus efficacement la désinformation et la manipulation de l’opinion, déserter des réseaux comme X ou Facebook, dont le nombre d’utilisateurs se compte en France en dizaines de millions (dans le monde, en centaines de millions), et trouver refuge dans des réseaux sociaux encore balbutiants et marginaux. Il faudrait en outre faire obstacle à « la polarisation croissante de la société » au moyen d’une purification idéologique des médias et des réseaux sociaux que chacun fréquente ! La cohérence et les vertus d’un tel « changement de convention » ne sautent pas aux yeux, c’est le moins que l’on puisse dire…
La démarche est emblématique d’une gauche qui refuse les contraintes de la politique et ne demande rien d’autre qu’une chaire à partir de laquelle elle puisse prêcher et dénoncer l’empire du Mal qui étend son influence sur le monde. Pour cette gauche morale, qui semble toujours cimentée par un résidu de religiosité, il faudrait séparer le pur et l’impur, en l’occurrence sortir d’un réseau social souillé par les opinions coupables de son propriétaire, corrompu par l’obsession du « free speech » et la prolifération des fake news. Quel résultat, donc, attendre de l’opération HelloQuitteX, si ce n’est le repli des bienpensants dans les murs de réseaux privatisés pour y cultiver la pureté intellectuelle et morale ? Un repli en adéquation avec le séparatisme pratiqué par cette même gauche dans le monde réel, où elle se satisfait de régner sur les centres urbains et les universités. Le boycott initié en France n'est du reste, il faut le souligner, qu’une faible réplique de celui que Musk a eu à subir aux Etats-Unis lorsqu’il a racheté Twitter en 2022. Or, cela devrait faire réfléchir, cette guerre culturelle s’est soldée en Amérique par le triomphe de Trump ! On ne voit guère l’intérêt pour la gauche de reproduire le phénomène en France et en Europe.
L’argument mis en avant par les partisans de l’opération HelloQuitteX est la dénonciation du pouvoir de manipulation de l’opinion par Elon Musk. Nombreux sont ceux, les « gramscistes » des deux bords, qui persistent à penser que les médias disposent du pouvoir de manipuler et de fabriquer l’opinion. Hannah Arendt l’avait à raison souligné en son temps : s’agissant des convictions politiques, l’illusion est du côté des prétendus professionnels de la manipulation de l’opinion. La prolifération des moyens de communication n’y a rien changé, bien au contraire. Dans une société où règnent le pluralisme et une liberté d’expression quasi-totale, mais aussi dans laquelle chacun dispose de l’embarras du choix des « tuyaux » permettant de s’exprimer, l’influence est celle qu’on se choisit. Il est très aisé de se « bourrer le mou », de se voir conforté dans ses convictions les plus absurdes, mais personne ne peut vous faire croire autre chose que ce que vous voulez bien croire. Ce qu'on appelle « manipulation », qui a toujours existé et sera toujours pratiqué par tous les pouvoirs, consiste simplement à flatter les attentes (des clients, des électeurs) afin de capter leur attention et d’orienter leurs choix.
Plutôt que de voir dans X l’instrument de manipulation de l’opinion qui a conduit à la victoire de Trump, il serait sans doute plus pertinent d’interpréter l’acquisition de Twitter par Musk comme un des symptômes du basculement d’une partie de l’opinion américaine sur la question du wokisme. En 2022, Musk ne s’était pas encore engagé en faveur de Trump (rappelons qu’il fut même naguère un soutien d’Obama). Il entendait alors défendre la liberté d’expression contre « le virus de la mentalité woke ». Du fait de l’extrême polarisation du débat politique aux Etats-Unis, il a comme beaucoup d’autres citoyens américains basculé dans le camp de Trump. Voir en Musk l’acteur qui aurait grâce à X fait la victoire de Trump constitue cependant une grossière erreur d’appréciation, erreur qui consiste en l’occurrence à prendre l’effet pour la cause.
Posons-nous néanmoins la question : si la grande migration numérique réussissait, conduisant à faire de BlueSky, Mastodon ou quelque autre réseau social des concurrents de X, l’espace public numérique s’en trouverait-il assaini et la démocratie mieux portante ? L’illusion qui fut celle des débuts de l’Interne – l’illusion d’un espace public réellement démocratique et éclairé parce qu’enfin émancipé des pouvoirs manipulateurs – a manifestement la vie dure. Le diagnostic, formulé notamment par l’excellent Gérald Bronner, est pourtant devenu banal : la démocratie des réseaux sociaux est « la démocratie des crédules » ; l’accès universel à la liberté d’expression favorise la captation de l’attention par les contenus les plus médiocres, la circulation des fausses nouvelles et des théories du complot, l’exacerbation des antagonismes, les chasses en meute, l’écrasante et déprimante domination de la bêtise sur l’opinion éclairée, de l’injure sur l’argument rationnel. Ce qui fait de la vérité un enjeu permanent et justifie le travail des professionnels de l’information et de la connaissance.
À l’illusion congénitale s’est ajoutée cette autre, selon laquelle les réseaux pourraient se réguler eux-mêmes en assurant la modération des contenus. Le remède s’est avéré pire que le mal : des acteurs privés, en effet, ne peuvent avoir la légitimité nécessaire pour poser les bornes de la liberté d’expression. En prenant la tête de Twitter, Musk a découvert la complexité du problème et s’est empêtré dans les contradictions. On lui reproche d’influer sur l’opinion en utilisant les algorithmes permettant d’amplifier ou de désamplifier la visibilité des messages. Ces outils sont pourtant ceux de la modération, inventés par Twitter avant Musk. Rappelons que ce réseau est allé jusqu’à bannir le compte de l’ancien et néo président des Etats-Unis ! Il faut une sacrée dose d’esprit partisan pour voir dans une telle pratique de la régulation un progrès démocratique ! En réalité, la condamnation de la liberté d’expression et de la modération sont à géométrie variable, en fonction des orientations idéologiques de chacun.
Dans l’attente d’une hypothétique régulation politique juste et efficace, le seul moyen de se préserver des excès de la liberté d’expression est de cultiver l’entre-soi, lequel est d’ailleurs favorisé par les algorithmes. Sur les réseaux, la liberté d’association contrebalance la liberté d’expression : la modération des ardeurs y gagne ce que le débat contradictoire y perd. Les réseaux sociaux ne forment pas réellement un espace public, ils font coexister une multitude d’espaces privés ou de petits espaces publics où se cultive l’entre-soi. Dans le domaine intellectuel et moral, on y cherche le confort d’une bulle cognitive, au sein d’une communauté de personnes dont on se sent idéologiquement proches. C’est dans l’ordre des choses : la confrontation avec l’altérité est pénible (celui qui s’aventure en territoire idéologique ennemi passe du reste immédiatement pour un « troll ») ; le seul moyen d’échapper à l’agressivité, voire au harcèlement, est l’indifférence, la politique du chacun chez soi.
Les partisans de l’opération HelloQuitteX valorisent cette option en proposant d’accentuer la fragmentation de l’espace public, sur le mode « à chaque orientation idéologique son réseau ». Il ne faut pas se mentir : l’aspiration fondamentale qui sous-tend la démarche est celle de l’entre-soi. L’entre-soi, en l’occurrence, est celui d’intellectuels qui ne veulent pas se mêler à la populace et souhaitent rester en bonne compagnie idéologique. Le « déménagement numérique » leur apparaît comme le moyen de se débarrasser de voisins gênants, dont le bruit et l’odeur les dérangent. L’idéal implicite de la démarche est de faire du réseau social l’analogue d’un journal d’opinion doté d’une ligne éditoriale homogène et cohérente, ce qui implique une sélection drastique à l’entrée. On conçoit que les plateformes alternatives se veulent « anticapitalistes » : leur démarche entre en contradiction avec la logique commerciale des plateformes actuelles, lesquelles visent avant tout, pour le meilleur et pour le pire, à donner satisfaction dans leur diversité au plus grand nombre possible d’utilisateurs.
On ne voit pas très bien, cela dit, en quoi la multiplication des réseaux sociaux pourrait générer un univers médiatique fondamentalement différent de l’actuel : les bulles cognitives coexistent aujourd’hui dans leur diversité sur un nombre très restreint de réseaux sociaux ; qu’il y ait un réseau social par grosse bulle ne ferait qu’accroître le cloisonnement et l’incapacité de se confronter à l’altérité. La migration numérique pourrait sans aucun doute garantir le confort intellectuel et moral de chacun ; le salut de la démocratie, certainement pas. Le défi contemporain, produire du consensus éclairé dans un contexte de liberté d’expression généralisée où les autorités intellectuelles tendent à disparaître, demeurerait inchangé.
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