La fièvre parlementaire: colère, polarisation et politique TikTok à l’Assemblée nationale edit

31 janvier 2025

Le vote de la motion de censure, et la démission du gouvernement Barnier le 4 décembre 2024, constituent l’acmé d’une véritable révolution politique en France. Avec cette censure, quasiment inédite dans l’histoire de la Ve République, la polarisation de la vie politique a atteint un sommet.

Dans une récente note du Cepremap, « La Fièvre parlementaire : ce monde où l’on catche », nous utilisons des méthodes d’analyse textuelle et d’intelligence artificielle pour illustrer la métamorphose de l’Assemblée nationale à partir d’une analyse des deux millions de discours prononcés entre 2007 et 2024. L’ancien monde politique, marqué par l’alternance au pouvoir entre la gauche et la droite qui rythmait les débats parlementaires, a laissé place au nouveau monde. Celui-ci se caractérise par la fragmentation des partis et une polarisation très forte des débats à l’Assemblée depuis 2017. Cette polarisation a été exacerbée par l’irruption des réseaux sociaux dans l’antre de notre démocratie.

La rhétorique émotionnelle s’est imposée depuis 2017, et de façon encore plus marquée à partir de 2022, tandis que le débat rationnel recule, diminuant ainsi leur caractère délibératif. Aujourd’hui, plus de la moitié des discours se rapprochent davantage de l’émotionnel que du rationnel. Les partis politiques populistes, tels que La France Insoumise (LFI) et le Rassemblement national (RN), sont les principaux vecteurs de cette évolution, bien que leurs trajectoires divergent. Alors que LFI intensifie sa rhétorique émotionnelle, le RN, conformément à la « stratégie de la cravate » affichée par Marine Le Pen, amorce une normalisation progressive.

Cette hausse des émotions est dominée par la colère, qui constitue 75% des discours émotionnels chez LFI et le RN. Ce phénomène n’est pas isolé. Les groupes politiques du centre et de la droite républicaine montrent également une augmentation — plus modérée — des émotions dans leurs discours, bien que les émotions positives comme la joie y soient plus présentes. Cependant, cette évolution marque une rupture avec l’ancien monde où les émotions étaient davantage liées à l’alternance au pouvoir : la gauche se montrait plus émotionnelle sous les gouvernements de droite, et vice versa. Aujourd’hui, tous les partis semblent être en colère.

Une deuxième leçon de cette radioscopie de l’Assemblée nationale est l’avènement d’une polarisation inédite des débats.  Tout d’abord le fait que ce soit la colère qui domine les débats, en particulier aux deux extrémités de l’hémicycle, et non la peur ou la tristesse, rend toute marge de débats ou de réconciliation improbable.  Les recherches les plus récentes en sciences cognitives et sciences sociales montrent que les individus dominés par la colère ne cherchent pas le compromis, mais à renverser la table dans une logique du « plus rien à perdre », et sont imperméables aux nouvelles informations contraires à leurs croyances initiales.[1] Cela se retrouve dans la hausse vertigineuse de nos indices de polarisation des débats dans les thématiques, le lexique, et les attaques des autres camps. Selon nos mesures, la polarisation a été multipliée par cinq au cours des deux dernière décennies, et surtout à partir de 2017 puis 2022.

Cette polarisation croissante s’effectue malgré des contextes institutionnels très différents, qu’il s’agisse de la période de majorité absolue avec frondeurs (2012-2017), de celle de majorité absolue forte (2017-2022), et surtout de la période actuelle de majorité relative (2022-2024). Cette dernière période est particulièrement importante. Alors même que les oppositions auraient tout intérêt à être « convaincantes », car elles peuvent réellement faire basculer le vote d’un côté ou de l’autre (notamment droite et gauche), elles continuent à surjouer la colère et les oppositions. Tout se passe comme si les normes comportementales écrasaient le rôle des incitations institutionnelles. Pour en comprendre la logique profonde : il nous faut maintenant saisir pleinement le rôle des réseaux sociaux.

L’avènement des réseaux sociaux est en effet l’un des principaux catalyseurs de cette mutation. L’Assemblée nationale est aujourd’hui devenue une scène de spectacle où les députés cherchent à capter l’attention de leurs followers bien plus que celle de leurs collègues ou des journalistes. Les interventions se raccourcissent : en moyenne, elles comptent désormais 150 mots, un format idéal pour les vidéos de moins d’une minute, taillées sur mesure pour TikTok et X (anciennement Twitter). Les interruptions se multiplient, les applaudissements et les huées triplent, et les discours longs et argumentés cèdent la place à des punchlines destinés à créer du contenu viral. Les insultes et les menaces remplacent les arguments, tandis que les rappels à l’ordre explosent : près de 83% des sanctions disciplinaires depuis 1958 ont été prononcées entre 2017 et 2024.

Cette transformation n’est pas anodine. Elle reflète une désinstitutionnalisation de l’Assemblée nationale, qui, loin d’être un espace d’échange d’idées, devient un lieu où s’opposent des ennemis plus que des contradicteurs. La démocratie parlementaire est à la fois un mode de gouvernement et un art de vivre ensemble. Toute l’histoire de la démocratie représentative a consisté en une longue lutte pour sublimer les conflits légitimes entre citoyens dans un champ programmatique et raisonné, grâce à des intermédiaires institutionnels tels que les partis et les élus à l’Assemblée nationale.

Certes les débats à l’Assemblée dans l’histoire parlementaire française n’ont jamais été un long fleuve tranquille, en particulier tout au long de la IIIe République, la démocratie était encore jeune et marquée par les guerres[2]. Dans son livre de référence, La Fièvre hexagonale[3], Michel Winock rappelle de façon magistrale la permanence des fièvres et des troubles en France à travers les grandes crises du XXe siècle. Et la dimension théâtrale à l’Assemblée nationale semblait aussi présente dans l’ancien monde.

Mais ce qui a le plus changé entre l’ancien et le nouveau monde, ce n’est pas le théâtre, c’est le public. Le théâtre était, dans l’ancien monde, à destination des journalistes qui rendaient compte des débats. Il y avait donc une médiation qui obligeait, pour être considéré par la presse comme un « bon député », à tenir des discours plus rationnels pour montrer sa compétence, son talent oratoire, sa force d’entraînement politique, sa capacité à mettre en difficulté l’adversaire…

Le public, ce sont désormais les followers, et plus qu’un théâtre, l’Assemblée semble être devenue un studio d’enregistrement pour réseaux sociaux. Loin d’être imperméables aux réseaux, c’est à eux que les députés semblent s’adresser. Tout se passe comme si les codes des réseaux sociaux, avaient contaminé l’antre même de la démocratie représentative, avec une génération plus jeune de députés tiktokers[4], extrapolant à l’Assemblée ce constat amer d’Edgar Morin sur les réseaux sociaux : « Nous assistons depuis deux décennies dans le monde et également en France à la progression du manichéisme, des visions unilatérales, des haines et des mépris ».

Dans ce monde parlementaire où « l’on catche » plus qu’on ne débat, les normes comportementales imposées par les réseaux sociaux surpassent les incitations institutionnelles. Les élus populistes surfent sur la colère des électeurs, adaptant leurs interventions à la logique des plateformes numériques, où les affects dominent les idéologies. Ce faisant, ils alimentent une polarisation qui affaiblit les capacités de gouvernance du pays. Dans une étude précédente, « La France sous nos tweets », nous avions démontré que la colère représente 35% des émotions exprimées sur les réseaux sociaux, avec une augmentation de 66% depuis 2018. Le sacre de l’électeur émotionnel correspond bien à un moment unique de notre histoire : l’individualisation croissante de nos sociétés donne une place beaucoup plus importante aux affects qu’aux idéologies ou aux classes sociales dans la structuration des débats politiques, comme nous le révélions déjà avec Daniel Cohen dans Les Origines du Populisme[5]. Les députés du nouveau monde semblent délibérément et stratégiquement surjouer la colère et la conflictualité, ce qui correspond à une caractéristique forte des leaders populistes pour flatter les émotions, comme le montre Pierre Rosanvallon dans Le Siècle du populisme[6].

Colère surjouée, discours de plus en plus courts, interruptions incessantes : autant de symptômes d’une mutation profonde. Cette évolution interpelle quant à l’avenir de la démocratie représentative et le caractère encore gouvernable de notre pays, y compris avec des réformes institutionnelles (par exemple la proportionnelle), tant que la fièvre des passions et les codes des réseaux sociaux écraseront toute culture du débat et du compromis. Alors que les oppositions auraient tout intérêt à convaincre rationnellement lors d’une période de majorité relative, elles privilégient des stratégies émotionnelles. Cette dérive, loin d’être anodine, menace de transformer durablement les pratiques parlementaires et, avec elles, la manière dont les Français conçoivent le débat public et la gouvernance collective, et de renforcer toujours un peu plus leur défiance envers le politique.  

[1] George E. Marcus, W. Russell Neuman etMichael MacKuen, Affective Intelligence and Political Judgment, University of Chicago Press, 2000.

[2] Wally Bordas, Histoires secrètes de l’Assemblée nationale. Coups de sang, intrigues et jeux de pouvoir, Éditions du Rocher, 2024 ; Olivier Beaud, La République injuriée. Histoire des offenses au chef de l’Etat de la IIIe à la Ve République, PUF, 2019 ; Cédric Passard, Les Usages politiques de l’insulte, Classiques Garnier, 2024 ; Thomas Bouchet, Noms d'oiseaux, l'insulte en politique de la Restauration à nos jours, Stock, 2010.

[3] Michel Winock, La Fièvre hexagonale. Les grandes crises politiques 1871-1968, Calmann-Lévy, 1986.

[4] L’âge moyen des députés a beaucoup diminué au cours des législatures, en particulier sur les bancs à l’extrême gauche et l’extrême droite de l’hémicycle. Du côté de l’extrême gauche (Parti communiste et France insoumise), il est passé de près de 65 ans lors de la législature de 2012-2017 à 50 ans lors de la législature 2017-2022, puis 45 ans lors de la législature 2022-2024. Les députés du RN ont aussi en moyenne 45 ans lors de la législature 2022-24. Ceux du centre reste en moyenne autour de 50 ans lors des différentes législatures. Voir notamment le livre d’Etienne Ollion sur l’analyse des caractéristiques de la nouvelle génération de députés arrivés en 2017 : Les Candidats. Novices et professionnels en politique, PUF, 2021.  

[5] Yann Algan, Elisabeth Beasley, Daniel Cohen Et Martial Foucault, Les Origines du Populisme, Seuil, 2019.

[6] Pierre Rosanvallon, Le Siècle du populisme. Histoire, théorie et pratique, Seuil, 2020