Allemagne: les acteurs et enjeux économiques au cœur de la campagne électorale edit
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Le 28 janvier, en France, Bernard Arnault exprimait publiquement sa colère contre le projet d’une « taxe du Made in France ». Le 29 janvier, en Allemagne, plus de 140 fédérations patronales et quelque 200 entreprises manifestaient lors d’une « journée d’alerte des entreprises » (Wirtschaftswarntag). L’enjeu, dans les deux cas, était d’attirer l’attention des médias et des décideurs politiques sur la nécessité d’adopter une politique économique en faveur de la compétitivité. Si en France, le coup de gueule d’un patron médiatique contre une mesure fiscale spécifique se contentait de créer du buzz, en Allemagne, l’action collective d’un grand nombre d’entrepreneurs du Mittelstand a rappelé à point nommé que la préoccupation numéro 1 des Allemands en cette période électorale n’est pas la montée du parti populiste AfD, mais l’avenir de leur modèle économique et social, alors que l’économie allemande est en récession depuis près de trois ans.
Comme ce thème est par nature complexe – plus en tout cas qu’une simple relation du jeu politique – il avait jusqu’ici peu retenu l’attention. Face à l’urgence d’un changement de cap par le futur gouvernement, il fallait que la « base » (se) manifeste pour raviver le débat public. C’est ce qu’a fait le 29 janvier un collectif de syndicats patronaux et d’entreprises qui menaient une action dans les principales villes du pays et présentaient un catalogue de revendications en dix points pour réformer les politiques économiques et sociales. Contrairement aux mesures d’urgence du Medef (ou aux propositions de la CGPME), ce catalogue est accessible en ligne, de même que la liste complète des participants. Si leurs revendications sont en partie semblables à celles de leurs homologues français (moins de bureaucratie, baisse de la fiscalité des entreprises ou flexibilisation de droit du travail), elles dépassent le cadre de leurs intérêts bien sentis : retour de la part des prélèvements sociaux sous la barre des 40% du PIB, re-priorisation des dépenses publiques, plan de développement des infrastructures, renforcement du libre-échange ou réforme des institutions de l’UE.
Une partie de la presse allemande s’est gaussée de la « radicalisation » nouvelle de « lobbies » patronaux dans la campagne électorale. Il est vrai que c’est la première fois que les syndicats professionnels manifestaient unis dans la rue, et des concurrents de surcroît. À l’appui de leur action, la présidente de la fédération des entreprises familiales, principale coordinatrice de cette journée d’alerte collective, s’exprimait dans la presse économique : « nous en avons assez de cette mauvaise politique ! »
À première vue, le « coup de gueule » de Marie-Christine Ostermann, patronne habituée des plateaux de télévision, ne diffère guère de celui de Bernard Arnault. Or il n’en est rien. Elle est certes à la tête d’une entreprise familiale, leader parmi les grossistes dans le secteur de la restauration collective et de la gastronomie (Rullko Großeinkauf GmbH & Co. KG), mais sans commune mesure avec un groupe comme LVMH : son CA est de 82 millions d’euros et elle emploie 200 salariés (2022). Cette entrepreneure ne s’exprime pas en son nom personnel, ni en celui de son entreprise, ni encore moins en tant que lobbyiste, mais en la qualité de représentante légitime des intérêts de quelque 95% des entreprises allemandes – toutes des familiales, c’est-à-dire aux mains de la famille fondatrice – autant dire le Mittelstand. Parmi elles, des noms prestigieux dans tous les secteurs de l’économie (BMW, Aldi, Würth, Bertelsmann, Merck, Carl Zeiss ou Trumpf), mais aussi beaucoup d’ETI et de très nombreuses PME et TPE.
La légitimité de sa prise de parole est institutionnelle à deux titres. D’une part, au nom de la société civile organisée : la représentation des intérêts des acteurs économiques est constitutive de l’organisation institutionnelle du « modèle » allemand comme de son mode de fonctionnement. Le patronat ne constitue pas un univers parallèle au monde politique (les « milieux économiques » selon la formule consacrée en France). Il est un acteur majeur de la polis, puisque ce sont les entreprises qui, grâce à leur activité, génèrent croissance et emplois – la base même de cette prospérité qui finance l’Etat social. On subsume en allemand ces forces vives sous le terme de « die Wirtschaft » (l’économie). Cette désignation n’a pas d’équivalent en français, « économie » étant réservé à la macro-économie, dénommée « Wirtschaft » elle aussi en allemand. Les intérêts des entreprises et de la croissance allemande se confondent ainsi. Dans cette approche, le patronat allemand se doit donc de contribuer à la détermination du cadre réservé aux activités de son entreprise comme de la conjoncture en général, comme le révèle son catalogue de revendications présenté publiquement. C’est son devoir en tant qu’acteur éminent de la société civile et sa responsabilité dans la définition du bien commun.
D’autre part, les entreprises familiales ou le Mittelstand incarnent par essence le modèle – et même la norme – de l’entrepreneuriat allemand. Elles ne se définissent pas par leur taille, très variable au demeurant, mais par un mode de gouvernance particulier, intimement lié au rôle clé qu’y joue la famille. La première caractéristique en est l’orientation sur le long terme. C’est là l’acception originelle de la notion de développement durable : veiller à ce qui a été rudement acquis pour en faire profiter les générations suivantes, donc une gestion de « bon père de famille ». Moins en termes d’héritage à transmettre (sauf pour le réinvestir dans le développement de l’entreprise) qu’en termes de valeurs de responsabilité sociale. Ces valeurs fondatrices sont bien plus anciennes que le concept de RSE/CSR né au tournant du siècle dans quelques fleurons industriels mondiaux, dirigés par des managers venus de l’extérieur et non par des membres de la famille ou des proches. Ces valeurs, d’origine protestante, héritage de l’ère où, à la sortie du Moyen-Âge, émergeaient commerçants et banquiers qui avaient pour seule monnaie le respect de la parole donnée, sont, aujourd’hui plus que tout, la marque de la culture économique allemande. Elles ont été érigées en normes de droit par la Loi fondamentale (Constitution) adoptée en 1949. Dans le catalogue des droits fondamentaux de tout citoyen figure depuis à l’article 14 : « propriété oblige ».
Le principe est simple. Tout particulier qui choisit d’engager son patrimoine privé pour créer une entreprise engage par là-même sa responsabilité vis-à-vis de la collectivité : du collectif qu’est l’entreprise comme de la communauté des citoyens. Cela explique l’engagement des entreprises dans leur environnement (formation professionnelle avant tout, mais aussi mécénat, etc.) et cela forge en droit comme dans le réel le mode de gouvernance de l’entreprise, fait de droits et de devoirs. Le patron (« entrepreneur » en allemand) a bien entendu le droit/la liberté de faire fructifier son capital mais avec en corollaire le devoir/la responsabilité de travailler, dans l’intérêt général, à la prospérité de ce collectif qu’est l’entreprise. Ses salariés ont le devoir d’y apporter leur contribution, avec en corollaire le droit au respect et à une digne rémunération. C’est là aussi le fondement de l’équité de droits entre travail et capital qui s’exprime dans la co-responsabilité entre patron et salariés au sein de l’entreprise.
Les entreprises qui ont manifesté le 29 janvier en Allemagne représentaient, outre les intérêts légitimes des entrepreneurs à leur tête, ceux de la société allemande en entier. C’est donc l’entrepreneuriat allemand (Wirtschaft) en tant que tel qui lançait le débat sur l’orientation à venir des politiques économiques (et sociales). D’autre part, en prenant part eux aussi à l’action, les syndicats professionnels, qui ont la mémoire des dossiers concernant leur profession dans le contexte global, y contribuaient en exposant leurs besoins ou inquiétudes spécifiques, permettant ainsi à l’opinion d’avoir une lecture fine, par secteurs, des impératifs du cap économique à venir. Cette action collective était une première. Car d’habitude, les intérêts de l’économie (dans ses deux acceptions) sont défendus au quotidien auprès des gouvernements (Fédération et Länder) par les fédérations de ces syndicats manifestants. Les intérêts des entrepreneurs dans leur territoire sont représentés par les chambres de métiers et les CCI (DIHK ; adhésion obligatoire) qui jouent un rôle actif dans les politiques structurelles régionales. Ceux des industriels par la fédération de l’industrie BDI. Et ceux du patronat (employeurs) par leur fédération BDA. Celle-ci est le partenaire social institutionnel de la confédération syndicale DGB représentant les intérêts du salariat. BDI, BDA et DGB constituent cette « triade décisionnelle » qui est le partenaire institutionnel des pouvoirs publics dès l’amont de toute prise de décision politique, par définition collective. Ces corps intermédiaires sont donc bien plus que des lobbies.
En Allemagne, les entrepreneurs font de la politique au sens où ils co-déterminent les règles de la polis. Les débats sont largement menés sur la place publique, les citoyens ayant un droit à l’information, condition sine qua non pour exercer leurs pouvoirs en démocratie. Les médias relayent donc abondamment aussi les analyses des grands instituts économiques (DIW, IfW, ZEW…). Que malgré ce jeu institutionnel bien rodé, une diversité d’entreprises de toutes tailles et de syndicats professionnels décide de marcher dans la rue pour « sauver » le site Allemagne est un puissant signal d’alerte. Car ce sont les entreprises du Mittelstand, entités juridiques indépendantes, qui structurent l’activité en Allemagne, et pas les capitaines d’industrie, bien que les médias se focalisent sur ceux-là. Le 29 janvier, c’est la base active du « modèle » économique allemand elle-même qui entrait en campagne, exigeant du futur gouvernement fédéral un retour à l’orthodoxie ordo-libérale.
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