La proportionnelle en Allemagne: plus qu’un mode de scrutin, un modèle de société edit

22 janvier 2025

Le mal-être démocratique français ne se résorberait que grâce à l’introduction d’au moins une dose de proportionnelle pour les législatives. Parfois, on se réfère alors au mode d’élection des députés du Bundestag, savant mélange de scrutin majoritaire et proportionnel. Or c’est ne considérer que la partie immergée de l’iceberg. Car ces élections ne sont qu’un étage au sein d’un système de représentation où interagissent divers échelons et une multitude d’acteurs dont les partis, bien sûr, mais également les représentants de la société civile organisée. Tous contribuent, dès la base et sous des formes complémentaires, à l’expression de la volonté du peuple. Cette articulation complexe (et souvent mal comprise en France) est source d’une mécanique collective contribuant à la proximité des choix politiques avec les aspirations des électeurs. La proportionnelle, en Allemagne, va bien au-delà d’un modèle mathématique.

Pour élire leurs députés au Bundestag, les électeurs allemands disposent chacun de deux voix sur un seul bulletin. Avec la première (colonne de gauche), ils votent pour un candidat dans leur circonscription. Avec la deuxième (colonne de droite), ils votent pour la liste d’un parti se présentant dans leur Land. Le candidat de leur circonscription est élu au scrutin majoritaire, ce qui lui assure un « mandat direct » (un siège) au Bundestag. La « seconde voix » allant au candidat de liste dans la circonscription va s’ajouter à celles des autres candidats du même parti dans le Land, puis l’ensemble du pays, et permet de calculer le poids proportionnel de chaque parti au Bundestag. Les électeurs ont donc deux possibilités d’exprimer leur volonté : en votant pour une personnalité de leur choix et en votant pour un parti (souvent, les deux coïncident, mais en 2021, un quart des électeurs avait par ce biais opté pour deux partis différents).

Exemple de bulletin de vote aux élections du Bundestag de 2017

   

Source : Wikipedia Commons

Ce mode de suffrage est appelé « proportionnel personnalisé ». Il implique un mode de répartition des sièges original. Il présuppose, avant tout scrutin, le calcul du nombre de sièges revenant à chacun des 16 Länder selon son nombre d’habitants. Le nouveau Bundestag qui sera élu le 23 février 2025 en comptera 630 au total (pour 299 circonscriptions) ; un Land de taille moyenne comme le Bade-Wurtemberg par exemple y disposera de 82 sièges, un plus petit comme la Rhénanie-Palatinat de 32. Le jour du scrutin est ensuite déterminée la part de ces sièges revenant proportionnellement à chacun des partis via la « deuxième voix » (méthode de Sainte-Laguë/Schepers). Dans son arrêt du 30 juillet 2024 à propos de la réforme de la loi électorale de mars 2023, la Cour de Karlsruhe a certes déclaré anticonstitutionnel le seuil des 5% de voix pour qu’un parti puisse entrer au Bundestag, mais lui accorde un sursis en attendant que le législateur le réforme. Car un autre mécanisme garantit l’équité des chances des petits partis et le pluralisme politique : les partis en-dessous de ce seuil mais ayant obtenu au moins trois « mandats directs », sont assurés d’entrer au Bundestag. Le parti chrétien-social (CSU) qui existe seulement en Bavière est bénéficiaire de cette disposition depuis les origines ; le parti marxiste Die Linke avait pu ainsi faire son entrée au Bundestag.

Après cette répartition proportionnelle des sièges entre les partis, il est procédé à l’attribution de ceux revenant aux élus ayant obtenu un « mandat direct ». Bien que les candidatures individuelles sans parti soient possibles, presque tous les candidats se présentent au nom d’un parti. A l’issue du scrutin, les candidats sortis majoritaires dans leur circonscription sont versés en tête de la liste de leur parti dans le Land proportionnellement aux résultats obtenus. Il arrivait ainsi que certains partis dépassent le contingent de sièges qui leur était attribué. Ces « mandats excédentaires » risquant de nuire à l’équilibre des forces au Bundestag, les partis se retrouvant désavantagés obtenaient des « mandats compensatoires » depuis 2013. Au fil du temps, le nombre de sièges au Bundestag avait alors dépassé les 598 réglementaires pour atteindre 709 en 2017 puis 736 en 2021. Afin d’éviter une poursuite de cette inflation et pour assurer à l’avenir le bon fonctionnement de cette assemblée, ces deux mécanismes ont été supprimés par la réforme de 2023.

L’équité de traitement des forces politiques comme leur représentativité n’en restent pas moins préservées, au Bundestag comme de manière générale. Car la République fédérale est un pays où se déroulent en permanence des élections – dans ses seize États constitutifs que sont les Länder, et dans les communes sur leur territoire, et jamais au même moment. A la différence des régions, les Länder sont des États en grande partie souverains : chacun a sa propre Constitution, son propre parlement et son propre gouvernement de coalition. Si les modes de scrutin varient grandement, tous sont basés sur la proportionnalité. Ce concept va au-delà d’un simple mode de calcul : omniprésent, il reflète la prise en compte de la diversité des intérêts au sein de la société. Celle-ci est organisée : au niveau fédéral, la fédération du patronat (BDA) et celle de l’industrie (BDI) ou la confédération syndicale (DGB) contribuent dès l’amont à la définition des politiques concernant leur domaine (productivité, salaires) ; dans l’entreprise par exemple, les intérêts des salariés sont représentés par un conseil d’entreprise élu qui co-décide de l’organisation du travail ou de l’innovation dans son établissement (démocratie économique). Dans l’audiovisuel public, le conseil de surveillance est composé de membres de ces « groupes constitutifs de la société » que sont les parents d’élèves, les trois religions reconnues (protestante, catholique, juive), les mouvements des handicapés, etc. A tous les échelons, l’unité se crée ainsi dans le respect de la diversité. Il en va de même des partis politiques, dont ce sont les adhérents qui définissent le programme, cherchant à concilier les différentes approches présentes. Et si les législateurs adoptent des lois, la société civile fixe des contrats qui ont valeur de loi dans ses domaines de compétence. Les décisions sont toujours collectives.

En Allemagne, la représentativité (et donc la proportionnalité qui découle du principe de liberté) est visée à tous les échelons. Les pouvoirs politiques font partie intrinsèque de la société, il n’y a pas de verticalité du pouvoir. La volonté du peuple est un ensemble complexe qui ne s’y exprime pas seulement via des élections (à quelque niveau que ce soit) mais avant tout par une participation légitime et bottom up à la définition des politiques publiques. C’est là un aspect méconnu en France du principe de subsidiarité et qui permet également, dans cet Etat polycentrique qu’est l’Allemagne, de tester des coalitions et des politiques d’une grande diversité tout en respectant les spécificités locales. Cela n'exclut certes pas la montée actuelle des populismes, mais dans ce modèle de société qui repose sur la responsabilité du citoyen, ils sont une expression somme toute légitime d’un malaise face à une complexité difficile à appréhender et à laquelle ils apportent des semblants de réponse rassurants car simplistes. Ils ont droit de cité – à condition de respecter l’ordre constitutionnel libéral et démocratique, équivalent allemand de nos principes de la République.