Après Draghi, un rebond européen? edit
Le rapport Draghi est au cœur de tous les débats sur le rebond européen. Il agit comme un rappel à l’ordre et un appel à l’action pour une Europe prise de langueur, il nourrit un débat à large spectre sur l’action économique comme sur les exigences d’une défense européenne, il se projette dans l’avenir mais évalue aussi les actions passées. Car ce texte est un diagnostic documenté, qui instruit une critique de l’idéologie communautaire. Au-delà des solutions qu’il préconise, c’est un sursaut politique qui est attendu pour sortir de la spirale du déclin.
Le rapport sur la compétitivité européenne rédigé par Mario Draghi, après ceux d’Enrico Letta et de Mario Monti, balaie les illusions d’une Europe forteresse industrielle et exportatrice nette de biens. Oui, elle l’a été et l’est encore. Mais sa position est de plus en plus fragile et cela commence à se lire dans les chiffres.
Le diagnostic est sans appel : l’Europe décroche par rapport aux États-Unis et à la Chine. Après avoir longtemps rattrapé les États-Unis, depuis dix ans elle a laissé se creuser l’écart. Pire encore elle s’enfonce dans une faible croissance durable, source d’appauvrissement relatif de ses citoyens. Si l’Europe ne s’engage pas dans un programme massif d’investissement, de l’ordre de 800 milliards d’euros par an précise Draghi, il n’est pas de rebond possible.
Cette prise de conscience et cette exigence d’action sont d’autant plus nécessaires que face au décrochage l’Europe a souvent pratiqué l’exorcisme. Les prétentions des Européens à être les meilleurs pour le climat, le numérique et la défense ne tiennent pas la route. La politique déclamatoire est une impasse, l’enjeu n’est rien de moins que la souveraineté et la prospérité de l’Europe. Longtemps en effet, à chaque faiblesse documentée de l’UE la réponse invariable était : forts de notre retard et de notre stratégie de rebond nous allons devenir les meilleurs. Les échecs répétés ne permettent plus de nourrir l’illusion des lendemains qui chantent. Souvenons-nous de l’Agenda de Lisbonne et des proclamations sonores qui suivirent !
Le plan de 800 milliards d’euros par an d’investissement réalisé en commun au niveau européen est une condition minimale. Il doit être accompagné de réformes institutionnelles majeures. Il faut une stratégie et des politiques intégrées pour s’en sortir. L’Europe, cessant enfin de s’interdire ce qu’Américains, Chinois, Coréens et Japonais faisaient depuis des décennies, a esquissé une politique industrielle intégrée avec les PIIECS ; il faut amplifier, systématiser, et finaliser ces programmes.
Le pari de la spécialisation par les seules forces du marché est un échec, ose écrire Draghi. La dynamique vertueuse n’a pas été enclenchée : la concurrence devait générer efficacité productive et marges, lesquelles à leur tour devaient générer les investissements dans la R&D qui devaient favoriser la montée en gamme. Cette montée dans la spécialisation à son tour devait générer une hausse des exportations. Ce processus vertueux a été activement poursuivi et pour le favoriser on a banni les champions nationaux, les aides publiques ont été traquées et des politiques commerciales permissives ont été pratiquées.
Il faut prendre la mesure de cet aveu venant d’un ancien patron de la BCE, d’un économiste libéral et d’un artisan convaincu de l’intégration européenne. Le mantra débité ad nauseam par les intégristes du marché contre la politique industrielle est condamné et cette dernière est réhabilitée.
Changer d’ère pourrait résumer l’analyse et les préconisations de Draghi. Un préalable à la nouvelle orientation plus activiste en matière industrielle est d’achever le marché intérieur, instituer enfin le marché des capitaux, lever la chape règlementaire, renoncer à l’ouverture commerciale unilatérale pour tirer le meilleur parti de l’intégration. Mais surtout, ajoute Draghi, le choix d’une politique industrielle volontariste combinant action sectorielle politique d’innovation et politique commerciale doit être clairement assumé.
Les réactions au rapport Draghi furent immédiates : les « radins » des Pays-Bas, d’Allemagne et d’ailleurs crièrent à l’unisson : « pas de nouvel emprunt, pas d’accroissements significatif du budget communautaire, assouplissement de la politique de la concurrence, mais pas au delà » ! Bref face à l’urgence il convenait surtout de bannir l’action collective, de refuser les transferts et de continuer les politiques qui échouaient.
Alors un rapport de plus un coup pour rien ? On peut le craindre tant les obstacles sont multiples et lourds. Les institutions actuelles se prêtent mal à un changement de cap : elles ont été conçues dans le cadre de la libéralisation et de la mondialisation heureuse.
Mais le sursaut est possible ! Après tout avec le covid l’Europe a inventé dans l’urgence un plan, Renew Europe, certes en s’entourant de mille précautions sur le caractère exceptionnel et unique de l’effort mais c’est ainsi que l’Europe procède chaque fois qu’elle explore de nouveaux territoires. L’exceptionnel tend à s’installer.
De plus la nouvelle Commission est en quête d’une mission. La nature des défis géopolitiques avec les menaces Poutine et Trump, le déclin programmé de l’Europe, démographique, économique et technologique, le péril pour la protection sociale dans un contexte de vieillissement peuvent inciter à l’optimisme sur les chances du rebond.
La menace Poutine devenue concrète avec l’Ukraine a donné un nouveau crédit et un sentiment d’urgence à l’esquisse d’une politique de défense commune et à tout le moins à un réarmement européen, dans un contexte de désengagement américain. La menace Trump d’une politique protectionniste agressive à l’égard de l’Europe oblige l’UE à préparer la riposte et ce d’autant que s’ajoute la menace d’un déversement de produits chinois sur une Europe ouverte. Enfin le narratif macron sur la souveraineté et l’autonomie stratégique devient commun, et la précédente Commission l’a repris à son compte : des plans Breton avec articulation des PIIECS et des programmes nationaux ont été conçus dans les composants, la pharmacie, les matériaux stratégiques.
Changer de braquet, voilà l’enjeu ! La prise de conscience a eu lieu. Oui mais comment faire ? La volonté de la Commission ne suffit pas et encore moins le jeu de bonneteau avec des budgets insignifiants. Les conditions sont un progrès du fédéralisme budgétaire, l’augmentation significative des moyens, la fin du juste retour et un tournant avec la constitution de champions européens autorisés à rivaliser avec les champions chinois. De telles évolutions qui nécessiteront probablement une nouvelle avancée institutionnelle sont à l’horizon. En attendant il faut faire fond sur ce qu’on a déjà fait : les PIIECS depuis 2014, plus récemment Renew Europe et le Green Deal. L’audace des changements à venir dépendra autant des pressions extérieures que des dynamiques internes à l’œuvre au sein de l’Union.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)