Le cas Pascal Perrineau: l’Université contre elle-même edit

21 juin 2024

Le 28 mai, le Conseil scientifique de Sciences Po, composé de représentants des enseignants permanents et des chercheurs de l’établissement, a décidé de ne pas proposer le renouvellement de l’éméritat de Pascal Perrineau, un statut qui lui avait été accordé en mai 2018.

Le fait est surprenant. Si ce statut lui avait été accordé une première fois, pourquoi lui est-il dénié aujourd’hui ? Il faudrait pour cela des raisons fortes. La demande de renouvellement d’éméritat est accompagnée d’un bilan des activités scientifiques et d’un projet scientifique. Il y a peu de doutes que Pascal Perrineau ait rempli ces conditions. En effet, au cours de ses cinq années d’éméritat, il a pris en charge de nombreux enseignements à Paris et sur le campus de Menton et a poursuivi très activement ses recherches au sein du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof). Ces dernières ont débouché sur la rédaction de trois livres personnels[1], de trois ouvrages collectifs[2], de nombreux articles à la fois dans des revues françaises et étrangères et dans la presse ainsi qu’un intense travail de vulgarisation, Pascal Perrineau ayant toujours eu la volonté de faire sortir la recherche du seul cénacle universitaire.

Comme directeur du Cevipof (1992-2013), il a contribué au premier rang à développer la sociologie électorale en France avec la collection des cahiers électoraux réalisés à chaque élection et la réalisation des grandes enquêtes électorales fournissant les matériaux indispensables pour le développement de la recherche. Il a été également l’un des politologues qui a compris le plus précocement la nécessité de développer les études sur le Front national et plus largement sur le populisme en Europe. Il a contribué ainsi à maintenir la position éminente de Sciences Po dans la recherche et l’enseignement de la science politique.

On peut noter également qu’il est président de Sciences Po Alumni et membre du conseil d’administration de la Fondation. Il est donc pleinement impliqué dans la vie de l’établissement et participe depuis de nombreuses années à son rayonnement.

Ce ne sont donc certainement pas des raisons académiques, pourtant les seules à prendre en compte pour l’attribution de l’éméritat, qui ont conduit le Conseil scientifique de Sciences Po à prendre cette décision. Alors ? Reproche-t-on à Pascal Perrineau son indépendance d’esprit ? Lui reproche-t-on ses prises de position sur les dangers du « wokisme » au sein de l’université ? Lui reproche-t-on d’être trop présent dans les médias ? Lui reproche-t-on d’avoir, en mai 2024, soutenu le directeur de Sciences Po lorsque celui-ci a pris des décisions pour mettre fin à certaines dérives violentes sur le campus ? On se perd en conjectures. Et apparemment on n’en saura pas plus sur cette décision stupéfiante qui, il faut le souligner, n’a pas été motivée.

Mais quelles que soient les raisons qui y ont conduit (parmi celles qui viennent d’être énumérées car on n’en voit pas d’autres qui soient crédibles) elle est évidemment d’une grande injustice pour l’intéressé, elle est préjudiciable à l’institution de Sciences Po elle-même et on peut y voir le signe d’un profond dérèglement de la vie universitaire.

L’université contre elle-même

De même qu’aujourd’hui on voit dans la société se développer des forces sociales, politiques culturelles qui s’entrechoquent et se confrontent de manière inexpugnable au point de mettre en danger les équilibres et les valeurs de la démocratie, de même, à Sciences Po, un établissement d’élite du monde universitaire, l’exclusion sans réel motif d’un enseignant « doté de tous les mérites intellectuels et personnels requis » induit en soi une mise en suspicion de son caractère pluraliste, et donc démocratique.

Or une Université qui ne pratique plus le pluralisme, la tolérance, et l’indépendance d’esprit, qui ne garantit pas une égalité de traitement et de jugement entre tous ses pairs, devient par essence une institution qui se retourne contre elle-même. Comment, dans le lieu même d’apprentissage des fondements de la vie publique et de la démocratie, peut-on imaginer un tel déni de la visée et des principes sur lesquels on se fonde et pour lesquels on se bat ?

Gilles Andréani, Jean-Louis Bourlanges, Cyrille Bret, Gilbert Cette, Eric Chaney, Elie Cohen, Monique Dagnaud, Julien Damon, Kristian Feigelson, Olivier Galland, Gérard Grunberg, Richard Robert, Dominique Schnapper, et Antoine de Tarlé, membres du comité éditorial de Telos.

 

[1] Le Grand Écart. Chronique d’une démocratie fragmentée, chez Plon, Le Populisme, aux PUF, déjà traduit en japonais et en catalan, Le Goût de la politique, chez Odile Jacob, salué par le Prix du Livre politique 2024.

[2] Le premier, La Politique au microscope, sur l’histoire intellectuelle du CEVIPOF aux Presses de Sciences Po, le deuxième sur Les Primaires électorales et les systèmes de départage des candidats à l’élection présidentielle chez Fondapol et le troisième, Le Vote clivé, sur l’analyse des élections présidentielle et législatives de 2022, aux Presses Universitaires de Grenoble.