Le Pass culture, symptôme de l’inculture sociologique du personnel politique edit

21 janvier 2025

Un article du Monde daté du 18 décembre, titré « La Cour des comptes dresse un bilan très sévère du Pass culture », nous informe des dérives budgétaires épinglées par l’institution[1]. Celle-ci en appelle à un changement de gouvernance de façon à régulariser le statut de la SAS Pass culture chargée de ce dispositif, qui offre aux jeunes un crédit permettant d’accéder à des activités ou à des biens culturels : cette société « dispose de crédits budgétaires non maîtrisés et doit revoir son modèle de gouvernance pour devenir un opérateur de l’Etat. » La Cour réclame donc « la pleine réappropriation du Pass culture par le ministère ».

Et en effet : malgré un budget annuel de 244 millions d’euros, qui en fait le deuxième poste de financement par le ministère de la Culture après la Bibliothèque Nationale de France et bien avant le Louvre ou l’Opéra de Paris, « le Pass ne répond pas aux objectifs fixés de démocratisation et de diversification des pratiques culturelles » : si 84% des jeunes âgés de 18 ans l’ont activé, ce n’est le cas que de 68% de ceux issus des classes populaires. Une fois de plus, donc, il faut constater que la démocratisation culturelle – faire accéder à la culture les personnes issues de milieux défavorisés – reste le caillou dans la chaussure du ministère[2]. Comme cela a toujours été le cas lorsque la politique a consisté à intensifier l’offre culturelle plutôt qu’à susciter la demande, ce sont les catégories privilégiées qui en bénéficient : le capital (économique) va au capital (culturel).

Même déception concernant l’objectif de diversification des pratiques (et non plus, comme cela vient d’être évoqué, des publics) : « Le principal impact du Pass culture se traduit plutôt par une intensification des pratiques culturelles déjà bien établies, ce qui contribue à confirmer le risque d’effet d’aubaine de son utilisation par des jeunes disposant déjà, notamment par leur environnement familial, d’un capital culturel plus élevé ». Car non seulement les pratiques culturelles les plus soumises aux inégalités sociales (le spectacle vivant et les musées) sont les parents pauvres des achats par le Pass culture, mais celles qui sont plébiscitées (notamment « le livre ») ne font pas l’objet d’une découverte mais d’une simple facilitation d’accès. En témoigne la part importante des mangas dans les achats : certes, ils « ne représentent désormais que 20% des montants dépensés pour les livres (contre 40% fin 2021) », grâce à l’introduction dans le Pass culture d’une part non plus individuelle mais collective, confiée aux enseignants : innovation qui témoigne, au moins, d’une prise de conscience des défauts initiaux de conception du modèle et d’une tentative pour les corriger. Mais est-il bien souhaitable qu’un cinquième des achats par le Pass culture se tourne vers le sous-genre le plus médiocre, stéréotypé et industrialisé de la bande dessinée japonaise, plutôt que vers une BD d’auteurs et, mieux encore, vers la fiction littéraire, l’essai ou le livre documentaire ? Certes, des libraires se réjouissent de voir ainsi de nouveaux jeunes clients pénétrer dans leurs officines et, parfois, découvrir des types d’ouvrages dont ils ignoraient l’existence ; mais cette découverte, lorsqu’elle a lieu, se fait à la marge, alors qu’elle aurait dû être organisée en amont – par exemple en n’autorisant un montant minime d’achats de mangas que pour chaque achat d’un autre type de livre.

Pis : la Cour des comptes épingle un dérapage plus dérangeant encore : 16 millions d’euros ont été dépensés au profit d’activités d’escape games, « alors qu’elles n’auraient jamais dû être considérées comme pouvant entrer dans le périmètre des offres éligibles sur l’application ». À la suite de cette révélation affligeante, les opérateurs concernés ont été déréférencés ; mais, là encore, il a fallu le rapport de la Cour pour que les concepteurs prennent conscience que ce type de jeux relève, certes, du loisir, mais pas pour autant de la « culture » au sens de ce qu’est censé promouvoir le ministère du même nom. Voilà qui en dit long soit sur leur ignorance des problématiques culturelles, soit sur leur incapacité à contrôler l’outil qu’ils mettaient en place. Dans ces conditions, se vanter d’avoir mobilisé 36000 fournisseurs ne dénote qu’une vision quantitative de la mission, au détriment d’une réflexion perceptible sur ses objectifs.

On se consolera en se disant que la Cour des comptes, elle au moins, connaît un peu la sociologie. Elle n’ignore pas les productions des sociologues qui, depuis les années 1960, et notamment grâce aux travaux de Pierre Bourdieu et de son équipe sur la fréquentation des musées ou le rapport à la photographie[3], ont mis en évidence non seulement la flagrante inégalité d’accès à la « haute culture » selon les catégories socio-professionnelles, mais aussi la raison principale de ces inégalités. Or, contrairement à la vulgate marxiste, elle réside beaucoup moins dans les différences de capital économique – cible du Pass culture – que de capital culturel. « Capital culturel », dites-vous ? Mais ont-ils seulement intégré la signification et la portée de ce terme, ceux qui vivent désormais dans la culture des starts up lancées à grands frais de publicité, et des cabinets de conseil consultés, eux, à grands frais d’honoraires mais dans l’ombre des cabinets ministériels ?

L’on peut en douter, car si leur prétendue expertise en matière de politique culturelle s’était appuyée sur ce qu’on est censé apprendre en première année de sociologie (du moins si l’on n’a pas la malchance de se voir inculquer ce bréviaire de la domination pour les nuls qu’est devenu l’héritage bourdieusien à l’Université), ils auraient compris qu’on ne compense pas des inégalités de capital culturel par davantage de ressources économiques : on le fait par davantage d’actions de familiarisation, dès l’enfance, avec la « culture cultivée » à laquelle seuls ont accès ceux qui ont la chance de naître dans une famille à haut capital culturel ; donc en jouant sur l’amélioration et l’intensification non de l’offre, mais de la demande.

Il faut pour cela en passer par la médiation de ceux dont ce devrait être le rôle : les animateurs culturels, et les enseignants. Or, concernant les premiers, leur fonction a été réduite comme peau de chagrin, depuis deux générations, par une politique délétère de délaissement des MJC et des associations locales ; et concernant les seconds, ils ont toutes les peines du monde à organiser des visites dans les musées, les théâtres, les salles de cinéma d’art et essai, en raison de contraintes bureaucratiques qui vont à l’encontre des objectifs annoncés.

Pourtant, amener une classe au musée, par exemple, produit à peu de frais un effet d’amplification et d’ouverture à de nouvelles pratiques incomparablement supérieur aux incitations individuelles via un site Internet. Cela, les professionnels de la médiation et les sociologues de la culture le savent et le disent depuis longtemps – mais qui les lit[4] ? Il faut donc s’en remettre à la Cour des comptes : faute de médiation « Le Pass est, à ce jour, un outil d’amplification des pratiques culturelles les plus populaires. »

Les sociologues qui connaissent leur métier savent aussi à quel point, en matière d’action culturelle, la question des genres est cruciale, et a été maintes fois débattue : faut-il s’en tenir à la « haute culture », au risque de mépriser des pratiques populaires (et donc les milieux qui les chérissent), ou bien faut-il entendre « démocratisation » dans le sens non seulement des classes sociales mais aussi des types de culture, et œuvrer à la légitimation ministérielle de genre mineurs (bande dessinée, pop music, gastronomie, mode, street art…) voire de pratiques de loisir (pique-nique, matchs sportifs, randonnées…), comme a tenté de le faire le ministère Lang dès les années 1990[5] ? La question se repose à propos des mangas et des escape game – mais c’est comme si elle n’avait jamais été posée.

Or, si ces problèmes ont longuement occupé tant les chercheurs que les opérateurs de la culture, ils n’ont manifestement pas atteint la tabula rasa qui semble servir d’assise aux concepteurs du Pass culture. Pourtant la réponse semble tomber sous le sens : d’un point de vue anthropologique, toutes les « cultures » se valent, et il n’y a pas à privilégier l’une ou l’autre ; en revanche, du point de vue pédagogique et civique qui devrait être celui des responsables de la jeunesse, le travail doit consister à tirer les jeunes vers ces genres qu’ils ne pratiquent pas spontanément et qui requièrent plus d’efforts – parce qu’ils sont plus exigeants en même temps que plus enrichissants – que le tout-venant d’une culture de loisir de base. Car la démocratisation n’est pas l’incitation à consommer davantage une culture de moindre qualité. Exit, donc, les mangas et les escape games, dont on se demande encore de quel cerveau est sortie l’idée de les intégrer au Pass culture.

Faute, donc, de prise en compte de ces données pourtant bien connues des spécialistes, le résultat de l’opération est non seulement bien en-dessous des objectifs visés, mais très au-dessus des budgets prévus : le coût de la part individuelle du Pass culture est « systématiquement supérieur aux dotations initiales », dans une dynamique de « croissance non maîtrisée des crédits budgétaires du Pass culture ». Dans le contexte de dérive du budget de l’État que nous connaissons, on se dit que si les membres des cabinets ministériels qui ont piloté cette opération avaient eu l’idée de consulter deux ou trois sociologues, ou même de lire leurs écrits, ils auraient fait faire de sérieuses économies à la nation, en évitant au passage de voir désavouée dans les grandes largeurs l’une des mesures phares lancées par le président de la République. Les dirigeants n’ont que les résultats qu’ils méritent.

[1] On en trouvera la synthèse ici : https://www.ccomptes.fr/fr/documents/72970

[2] Cf. la série des enquêtes menées depuis les années 1970 par le ministère de la Culture, sous la direction d’Olivier Donnat, sur Les Pratiques culturelles des Français, publiées aux éditions de la Documentation française.

[3] Cf. P. Bourdieu et aliiL’Amour de l’art. Les musées européens et leurs publics, Paris, Minuit, 1966 ; P. Bourdieu et aliiUn art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965.

[4] Je me permets de renvoyer ici à plusieurs articles où j’ai abordé la question : « Politique culturelle : les limites de l’Etat », suivi de « De la splendeur à l’efficacité », Le Débat, n° 142, novembre-décembre 2006 ; « Malaises dans la culture : quand rien ne va plus de soi », Le Débat, n° 152, novembre-décembre 2008 ; « Puissance de la modération », Le Débat, n° 164, mars-avril 2011.

[5] Cette question a été introduite notamment dans Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le populaire, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1989.