French theory: petits malentendus transatlantiques edit
L’actualité récente nous a fourni quelques exemples remarquables de malentendus politiques entre la France et les États-Unis, relevant à la fois de la sémantique et de l’idéologie : par exemple lorsque, dans le New York Times, l’assassinat de Samuel Paty a été traité dans un premier temps comme un fait-divers relevant de la bavure policière ; ou lorsque, dans le discours d’Emmanuel Macron rappelant les principes républicains et défendant la lutte contre l’islamisme, ce dernier terme a été traduit par «islam», engendrant aussitôt des accusations d’islamophobie voire de racisme contre la politique de la France.
Le monde universitaire n’est pas davantage exempt de tels malentendus[1]. Entrons par exemple dans une grande librairie outre-Atlantique (cela vaut aussi pour le Royaume-Uni), et demandons le rayon «Sociology»: nous nous entendrons répondre «You mean cultural studies?» En revanche, il y a encore quelques années – mais les choses ont probablement changé depuis – l’expression «études culturelles» dans les universités françaises renvoyait plus volontiers à la «sociologie de la culture» (notamment les enquêtes de «pratiques culturelles») qu’aux «cultural studies». Et, toujours à propos de la discipline qui est la mienne, lorsqu’on vous invitait à enseigner la sociologie outre-Manche ou outre-Atlantique, il fallait s’attendre à ce qu’on vous demande comment vous alliez aborder la «French theory»…
La «French theory» comme produit d’exportation américain
Sur les campus américains le terme «cultural studies» appartient plutôt aux départements de littérature, de même que ce que nous nommons en France «philosophie», alors que nos départements de littérature enseignent l’histoire littéraire, ainsi parfois que la «sociologie de la littérature» (essentiellement sous la forme d’une application de la théorie des champs de Pierre Bourdieu). Chez nous, les thèmes couverts par les «cultural studies» relèvent aussi bien de la sociologie, de l’anthropologie, de l’histoire, des sciences politiques que de la philosophie ou de la littérature.
Ce que ces «cultural studies» ont en commun, pour l’essentiel, est le programme «post-moderne» de «déconstruction», visant à démontrer le caractère «socialement construit» – et donc supposément arbitraire – d’un certain nombre de catégories (notamment le sexe, la race, la valeur, l’identité, etc.), à l’encontre donc de la perception spontanée des acteurs et de leurs «croyances» ou de leurs «illusions» quant à la naturalité et donc à la nécessité, à la pérennité et à l’universalité de ces catégories. Quoique relevant d’une perspective critique, il est difficile néanmoins d’assimiler ces «cultural studies» et ce «post-modernisme» à la sociologie critique de Bourdieu : non seulement parce que ni Bourdieu ni ses disciples n’utilisent ces termes, mais aussi parce que Bourdieu lui-même ne s’est jamais présenté comme un sociologue «post-moderne» ni un praticien des «cultural studies» – pas davantage d’ailleurs que comme un philosophe, contrairement à ce qu’allèguent fréquemment des intellectuels anglo-américains, car son propos était plutôt de démontrer la supériorité de la sociologie sur la philosophie[2].
Plus généralement, le terme «post-modernisme» était à la mode en France chez certains philosophes dans les années 1980 et 1990, à la suite des travaux de Jean-François Lyotard, mais il semble aujourd’hui très daté, n’étant guère utilisé que dans certains textes de critique d’architecture ou d’art contemporain. D’où la connotation très américaine à nos oreilles de ce terme, qui évoque davantage «MacDo» et «Coca-Cola» que «Sorbonne», «Sciences Po», «ENS» et «EHESS»…
Quant à la «French theory», elle est à peu près aussi absente des campus français, du moins en tant que catégorie intellectuelle utilisée pour situer les grands courants des sciences humaines et sociales (et notamment la sociologie bourdieusienne, qu’aucun sociologue français n’assimile spontanément à une telle entité) : au grand étonnement de nos collègues anglophones lorsqu’on aborde la question, on ne la connaît guère que comme importation américaine[3]. La raison en est d’ordre à la fois conceptuel et chronologique.
Sur le plan des catégories intellectuelles en effet, on connaît en France le courant structuraliste des années 1960, qui inclut l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, le psychanalyste Jacques Lacan, le philosophe Michel Foucault, le spécialiste du discours Roland Barthes ; en philosophie, on connaît la «déconstruction» derridienne et la philosophie deleuzienne (celle-ci étant identifiée par le nom de son auteur plutôt que par un substantif spécifique) ; et en sociologie on connaît la «sociologie de la domination» ou la «sociologie des champs» de Pierre Bourdieu, ainsi que la «théorie acteurs-réseaux» («actors-networks theory» ou «ANT») de Bruno Latour – toujours pour ce qui est des auteurs cités par les universitaires anglophones adeptes de «French theory».
Par ailleurs, sur le plan chronologique, les auteurs inclus dans cette catégorie sont presque tous morts, à l’exception du dernier : leurs œuvres majeures ont paru dans les années 1960 et 1970, soit il y a deux générations. Pour les chercheurs en activité aujourd’hui, c’est le passé : tant de nouveaux courants et de nouveaux auteurs sont apparus depuis ! Faudrait-il donc les ignorer pour continuer à célébrer ceux que nous lisions durant nos études ? En revanche, pour nos collègues anglo-américains, qui les lisent en traductions (et mentionnent rarement les dates de première publication dans leurs bibliographies), ils peuvent avoir le sentiment qu’ils sont à peine leurs aînés : encore «jeunes» donc et, par là même, susceptibles d’incarner l’innovation, la mode, le jamais vu – là où, à nos yeux, ils font plutôt partie de l’histoire des idées. Mais nos débats effectifs ne tournent plus autour d’eux.
Guerres culturelles
Lorsque, dans la seconde moitié des années 1990, j’ai été amenée à compléter l’enquête que je venais de mener en France sur les «rejets de l’art contemporain» par son équivalent aux États-Unis, je ne m’attendais pas à ce que mes interlocuteurs retraduisent immédiatement mon objet de recherche, d’un air entendu : «Ah, you mean culture wars!» J’ignorais en effet ce qu’étaient les «culture wars», et qu’elles avaient déjà donné matière à une abondante documentation, dont j’allais pouvoir tirer un grand profit[4].
Mais je découvris à cette occasion que cette différence de dénomination recouvrait des différences fondamentales de définition et de qualification des controverses en question. En résumé, là où les protestations françaises contre des propositions d’art contemporain telles que je les rencontrais dans le public s’appuyaient le plus souvent sur des valeurs esthétiques ou patrimoniales («Ce n’est pas de l’art», «C’est une atteinte à notre patrimoine»), les mobilisations américaines – autrement plus massives et spectaculaires d’ailleurs – se produisaient presque toujours pour des motifs d’ordre éthique ou civique : valeurs de décence («C’est obscène»), de respect de la religion («C’est blasphématoire»), de respect du drapeau («C’est une atteinte à la Nation»).
Certes, cette focalisation éthique et civique de l’opposition à l’art contemporain tenait en partie à la nature même des œuvres : les artistes américains, du moins dans les années 1980-1990, aimaient manifestement pratiquer les transgressions de ce qu’on nomme parfois «l’ordre moral». Cependant, plus subtilement, elle se justifiait d’une opération cognitive récurrente consistant à réduire l’œuvre à son «contenu» ou, en termes plus précis, au référent de la représentation (par exemple, une femme nue), sans prendre en compte sa «forme», c’est-à-dire la spécificité du signifiant (par exemple le fait que la Maja nue de Goya soit une peinture, réalisée dans un certain contexte artistique et présentant certaines spécificités stylistiques). Les protestations s’appuyaient ainsi sur ce qu’on pourrait nommer une «littéralisation» de l’œuvre par la réduction du signe au référent. Du même coup, la dimension esthétique et imaginaire de l’œuvre, ainsi éventuellement que sa connotation ironique, se trouvaient occultées au profit de la seule dimension éthique ou civique de son sujet – au grand étonnement de l’observateur venu de France...
Un autre motif d’étonnement tenait à une seconde opération sémiotique, consistant à associer la signification de l’œuvre ainsi «littéralisée» au collectif auquel le sujet est censé renvoyer : ainsi, l’image d’une femme nue n’est pas seulement réduite à une femme nue, mais elle est en même temps étendue à l’ensemble des femmes, dont celle représentée dans l’œuvre serait une métonymie. Il s’agit là de ce qu’on pourrait nommer une «sur-symbolisation», consistant à voir systématiquement dans un objet l’emblème d’une catégorie plus générale. Dès lors la Maja nue, ou encore telle variation ironique sur les poncifs sexistes, deviennent le symbole de l’oppression des femmes en tant qu’elles seraient considérées comme un simple «objet sexuel» appartenant à une «catégorie dominée»…
Réduction de l’imaginaire au réel (ou du signe à son référent), et extension du réel au symbolique : voilà donc la double opération cognitive qui a rendu possibles les spectaculaires mobilisations propres aux «culture wars» des années 1980-1990. Et c’est cette même opération que l’on retrouve aussi, bien sûr, dans le récent mouvement de protestations contre «l’appropriation culturelle» – que l’on ferait mieux de nommer «cultural appropriation» tant, vue de France, elle nous paraît marquée d’exotisme nord-américain. Mais pour combien de temps encore, est-on en droit de se demander au vu d’affaires récentes, qui ont importé dans notre pays l’obligation de faire jouer des personnages de couleur par des acteurs de même couleur, ou la contestation du recrutement d’une enseignante métropolitaine pour traiter de l’histoire de l’esclavage à l’université Saint-Pierre de la Réunion?[5]
L’on est en droit de craindre que ce mouvement d’importation américaine soit sur la pente ascendante – tout comme les «French studies» l’ont été dans les années 1980 –, au moins dans le monde universitaire, à en juger par le succès de ces «studies» qui tendent à remplacer nos traditionnelles disciplines académiques que sont la sociologie, l’histoire, l’anthropologie, etc. Il est symptomatique d’ailleurs que, même insérées dans les cursus universitaires français, nous les connaissions essentiellement sous leurs dénominations anglophones : «gender studies», «queer studies», «postcolonial studies», etc. Je ne reviendrai pas ici, car cela a déjà été souligné[6], sur les dangers de cette décomposition des cadres disciplinaires au profit de savoirs focalisés sur un unique objet et dans une visée «activiste» beaucoup plus qu’épistémique, propres à former des militants assez incultes et peu ouverts plutôt que des chercheurs curieux et rigoureux – pour s’en tenir aux seuls dégâts intellectuels, indépendamment même de leurs conséquences politiques.
Voilà au moins qui devrait nous rassurer quant au retard français en matière de production académique par rapport à nos collègues américains : à ce rythme, ils ne tarderont pas à perdre leur avance. Et ce d’autant plus qu’à cette idéologisation à grande vitesse du monde universitaire s’ajoute, de façon moins voyante, un sérieux handicap en matière de traductions : c’est par là je terminerai ce petit inventaire des décalages et malentendus transatlantiques.
Problèmes de traduction: le handicap des dominants
À lire les productions actuelles en sciences sociales (ou du moins en sociologie), l’on est frappé par la dissymétrie existant entre la recherche francophone et la recherche anglophone : il est clair que la première est infiniment mieux informée de l’actualité des idées outre-Manche et outre-Atlantique que la seconde ne l’est de ce qui se produit en langue française. Comment pourrait-il en être autrement puisque nous sommes obligés de lire (et, si possible, d’écrire) en anglais, tandis que nos collègues anglophones peuvent s’en tenir à leur langue maternelle sans avoir à pratiquer la nôtre ?
Mais le problème n’est pas tant celui de la dissymétrie que celui du décalage temporel, dû aux délais de traductions. Revenons à l’exemple de Bourdieu : aucune bibliographie anglophone en sociologie n’ignore ses contributions, mais il est cité et discuté comme si elles étaient celles d’un auteur contemporain, incarnant l’avant-garde de la production française, alors que ses principales productions datent de quarante ou cinquante ans. Quant à ses suiveurs ou à ceux qui proposent d’autres voies sociologiques, très peu d’entre eux sont traduits en anglais (à l’exception de Latour, enrôlé dans la «French theory»). D’ailleurs Bourdieu lui-même ne fut traduit en anglais que longtemps après l’avoir été dans d’autres langues (allemand, italien, espagnol, etc.) : à l’exception d’un petit livre au début des années 1960, ses principales éditions anglaises ne commencèrent à paraître que dans les années 1980 et se multiplièrent dans les années 1990, c’est-à-dire une génération après leur première publication en français.
Voilà qui fournit une contribution intéressante quelque peu ironique à la sociologie de la domination : être un «dominant» peut devenir un handicap en tant que cela permet d’éviter l’effort d’aller voir ce qui se passe chez les «dominés». Ce qui, retranscrit dans la dimension temporelle, produit ce qui passe pour un défaut majeur dans notre monde intellectuel : le retard.
Ce texte reprend pour partie un article publié en anglais : « What does ʺSociology of Cultureʺ mean? Notes on a Few Trans-Cultural Misunderstandings », Cultural Sociology, vol. 4 (2), 2010.
[1] Mes observations reposent en grande partie sur les expertises d’articles que je suis régulièrement amenée à réaliser pour des revues de langue anglaise (Theory, Culture and Society, Poetics, Cultural Studies, American Journal of Cultural Studies…), ainsi que sur des expertises de projets de recherche pour des organismes internationaux.
[2] Cf. N. Heinich, Pourquoi Bourdieu, Paris, Gallimard, 2007.
[3] Importation tentée notamment par François Cusset dans French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux Etats-Unis, Paris, La Découverte, 2003.
[4] On trouvera les résultats de cette enquête dans N. Heinich, Guerres culturelles et art contemporain. Une comparaison franco-américaine, Paris, Hermann, 2010. Pour le volet français cf. L’Art contemporain exposé aux rejets. Études de cas, Paris, Jacqueline Chambon, 1998.
[5] La première affaire est celle de Kanata, une pièce du dramaturge québécois Robert Lepage, dont une représentation prévue fin 2019 à la Cartoucherie de Vincennes a dû être annulée puis reportée ; la seconde est advenue en 2016 à la Réunion, où la nomination de Virginie Chaillou-Atrous à un poste de maître de conférences sur « l’esclavage, l’engagisme et l’économie dans les colonies du sud-ouest de l’océan Indien au XVIIIe et au XIXe siècles » a été contestée par le Conseil représentatif des Français d’outre-mer au motif qu’elle n’est pas réunionnaise, et a suscité un procès en diffamation en 2020.
[6] Cf. notamment Dominique Schnapper, La Citoyenneté à l’épreuve. La démocratie et les juifs, Paris, Gallimard, 2018, p. 18.
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