La démocratie face à la fatigue de l’information edit

14 janvier 2025

En 2022, deux chercheurs de la fondation Jean Jaurès, Guénaèle Gault et David Medioni, ont mené une étude sur un phénomène récent mais de plus en plus préoccupant : la fatigue et donc le retrait des usagers qui ne parviennent plus à maîtriser un afflux croissant et désordonné de nouvelles. Ils constatèrent que 53% des Français souffraient de fatigue informationnelle dont 38% de manière intense. Une nouvelle enquête menée en 2024 a fourni des résultats comparables puisque 54% des personnes interrogées ont fait état de cette fatigue.

Ce constat ne se limite pas à la France. Comme le montre l’enquête annuelle de l’institut Reuters on trouve des chiffres du même ordre aux États-Unis et dans le reste de l’Europe. Cette fatigue généralisée entraîne partout une désaffection à l’encontre des médias traditionnels ou numériques. Sur l’ensemble des pays couverts par Reuters, une moyenne de 39% des personnes interrogées déclarent éviter carrément de s’informer. Ce phénomène a des causes profondes qu’il convient d’examiner pour tenter d’y remédier tant cette crise de l’information constitue une menace pour le fonctionnement normal de la démocratie.

La lassitude face à l’information permanente

L’enquête de la fondation Jean Jaurès souligne que les raisons principales de ce désarroi sont la conséquence des changements majeurs du fonctionnement de l’information depuis le début du XXIe siècle. Les médias traditionnels, journaux et chaînes de télévision proposaient aux usagers des rendez-vous fixes en dehors desquels chacun pouvait poursuivre sa vie. Or ils sont remplacés désormais et dans une large mesure par les réseaux sociaux et les messageries, qui sont accessibles en permanence en raison de l’usage généralisé des smartphones. C’est ainsi que 62% des personnes interrogées utilisent fréquemment les réseaux sociaux pour s’informer contre 51% pour les journaux télévisés et 41% pour la radio.

42% des personnes interrogées ont par conséquent le sentiment d’un trop plein d’informations qui les empêche de prendre du recul. 47% ont du mal à distinguer entre vraie et fausse information ou à relever ce qui est important et ce qu’il ne l’est pas. Dans ces conditions, elles sont 53% à avoir du mal à suivre le fil des événements.

Il en résulte un découragement face à l’actualité, ce qui est le cas de 57% des personnes interrogées. 43% en concluent qu’il n’est pas important de s’informer. Il en résulte une médiocre confiance dans les médias. Seulement 43% de l’ensemble de la population leur font confiance, et ce chiffre tombe à 38% pour les très fatigués. Par ailleurs, l’intérêt pour la politique ne se manifeste plus que pour 43% des personnes interrogées qui, en majorité, considèrent qu’il n’y a pas de différence entre la gauche et la droite. L’arrivée de l’intelligence artificielle, source d’innombrables manipulations du son et de l’image, ne fait que renforcer ces réflexes de méfiance et de retrait.

Le rapport Reuters qui examine chaque année le comportement des usagers dans 45 pays donne un aperçu de l’origine sociale des différentes catégories de consommateurs d’information. Les plus fatigués sont en majorité les moins de 35 ans et les non diplômés. En revanche, les plus diplômés et les plus de 65 ans continuent à faire majoritairement confiance aux médias traditionnels ou, dans une moindre mesure, numériques. Néanmoins, seule une minorité, de 10 à 20% selon les pays, est disposée à payer pour bénéficier d’une information numérique de meilleure qualité.

L’influence persistante des réseaux sociaux

Cependant, même les plus fatigués restent captifs des réseaux sociaux qu’ils ne peuvent s’empêcher de regarder. Selon la fondation Jean Jaurès, 51% des personnes interrogées reconnaissent passer beaucoup plus de temps que prévu sur les réseaux sociaux. Il s’agit certes pour elles d’une forme de divertissement mais elles récoltent malgré tout des bribes d’information mêlées à d’innombrables vidéos de loisirs, comme c’est notamment le cas sur Instagram ou Tik Tok. De ce fait, elles souffrent comme les autres catégories de la population du caractère anxiogène de ce flot continu d’alertes non sollicitées qui porte souvent sur des sujets particulièrement inquiétants comme l’Ukraine ou le Moyen Orient.

Ainsi, la combinaison du déclin de la confiance dans les médias traditionnels et du recours massif aux réseaux sociaux et messageries qui ne sont pourtant pas considérés comme suffisamment fiables aboutit à une dégradation majeure de l’information. Cette dégradation est aggravée par deux autres phénomènes : d’une part, le rôle croissant des influenceurs, c’est-à-dire des personnes sans aucune formation journalistique mais qui maîtrisent parfaitement les réseaux sociaux et qui rassemblent des centaines de milliers d’internautes ou même des millions comme Hugo décrypte en France, et d’autre part la propension de beaucoup d’usagers à créer leur propre information à travers des boucles de milliers d’intervenants sur WhatsApp ou Telegram où circulent impunément fausses nouvelles et propos complotistes.

Cette situation n’est pourtant pas irréversible. Les enquêtes de la fondation Jean Jaurès et du Reuters Institute montrent qu’il existe une forte demande pour une information correctement vérifiée et hiérarchisée qui permette de comprendre ce qui se passe dans le pays et dans le monde et qui traite les faits sans préjugés, de manière équitable. Il faut y ajouter le souhait chez les plus jeunes d’avoir accès à des informations positives, qui expliquent les initiatives et les succès des acteurs de l’économie et de la vie sociale.

La responsabilité des médias et des instances de régulation

Ce constat conduit logiquement à mettre en cause la responsabilité des médias et des pouvoirs publics. Si on veut éviter que cette fatigue qui entraine un retrait face à l’information d’environ un tiers de la population ne poursuive ses effets négatifs, il importe de réagir.

Les médias doivent tirer les conséquences du succès des influenceurs auprès des jeunes. Ce succès est dû dans une large mesure au fait que ces personnages tiennent un langage aisément accessible et sélectionnent des questions qui intéressent leur public. Presse et télévision doivent donc faire l’effort de modifier leur présentation pour être plus accessibles et de mieux tenir compte du rôle croissant de la vidéo et des podcasts.

Un autre défi à relever consiste à réduire l’importance des alertes sur les multiples crises de la planète pour éviter une forme de harcèlement médiatique, et donner en revanche la priorité aux enquêtes de fond sur les questions de la vie quotidienne.

Enfin pour tenir compte du relatif désintérêt à l’égard des applications des médias que seuls 20% des internautes consultent, presse et audiovisuel doivent accroître leur présence sur les grandes plateformes et notamment Instagram et TikTok plébiscitées par les jeunes.

Le besoin de régulation demeure en dépit des efforts des autorités nationales et européennes. Les grandes plateformes telles que Facebook, Instagram ou YouTube ont mis en place des dispositifs qui leur permettent de réduire l’importance des fausses nouvelles, mais les annonces récentes de Mark Zuckerberg (fondateur et dirigeant de Meta, qui possède Facebook) suggèrent une forte réduction des moyens alloués à la modération. Ils suivent ainsi la voie ouverte par X (ex-Twitter) que son propriétaire Elon Musk a libéré de toute contrainte et qui devrait être sanctionné par l’Union Européenne. La lutte contre la désinformation, alors que celle-ci est un facteur déterminant du rejet de l’information reste un vaste chantier pour lequel les citoyens, les médias et les pouvoirs publics doivent se mobiliser.