La mise en cause des seigneurs du numérique edit

9 septembre 2024

Au cours du mois d’août deux grands acteurs du numérique ont été mis en cause dans des conditions très révélatrices du défi qu’affrontent depuis des années les Européens et les États-Unis. Il s’agit de définir une politique permettant aux pouvoirs publics de sanctionner les éventuels abus des messageries et plateformes numériques sans pour autant remettre en cause la liberté d’information, essentielle dans une démocratie. Le débat ouvert ces dernières semaines a illustré à la fois l’urgente nécessité de bloquer d’inquiétantes dérives et la relative faiblesse des États face à des géants soutenus par des centaines de millions d’usagers et disposant de moyens financiers gigantesques.

L’avertissement de Thierry Breton à Elon Musk

Le premier affrontement a concerné Elon Musk. Celui-ci, quand il a pris en 2022 le contrôle de Twitter rebaptisé X, a clairement affirmé sa volonté de ne pas entraver la libre circulation des opinions et a donc liquidé l’équipe de modérateurs chargés de veiller à ce que des abus divers, appels à la haine, pornographie, messages à caractère raciste ou antisémite, ne se répandent pas sur la plateforme de microblogging. L’abandon de la modération a eu un effet immédiat. X est devenu le support des pires dérives d’Internet au point que de nombreux annonceurs l’ont abandonné. Plus récemment, Musk est devenu le porte-voix de Trump et a multiplié sur X les messages de soutien à l’extrême droite américaine.

Cette situation n’a pas échappé au commissaire européen Thierry Breton très soucieux de veiller à l’application du Digital Service Act ( DSA), une directive européenne promulguée en août 2023 dont l’objet est de sanctionner les plateformes numériques qui laissent passer des messages toxiques. En août dernier Thierry Breton a donc envoyé un courrier à Elon Musk pour lui demander de respecter la législation européenne et de mettre un terme aux excès de X.

Cet avertissement n’a eu aucun succès et a illustré la fragilité du DSA. Elon Musk l’a récusé avec mépris en invoquant sa mission de respect absolu de la liberté de l’information. Ce qui est plus surprenant, c’est la grande prudence des Européens qui se sont bien gardé de voler au secours de Thierry Breton. Il est vrai que plusieurs membres de l’UE et notamment l’Allemagne ménagent Musk dans l’espoir que l’industriel milliardaire, propriétaire de Tesla, installera des usines dans l’un ou l’autre de ces pays. D’ailleurs, l’Allemagne qui était en concurrence avec la France et l’Italie a obtenu l’installation d’un important centre de fabrication de batteries à côté de Berlin. Or le DSA ne peut être efficace que si les pays membres acceptent d’appliquer les décisions du commissaire européen, ce qui, pour le moment n’est pas le cas en ce qui concerne X et Elon Musk.

La justice française face au fondateur de Telegram

Fin août, c’est un autre seigneur du numérique, le propriétaire de la messagerie Telegram, qui a été arrêté par la police française lors de son arrivée à Paris et mis en examen. Pavel Durov est accusé de n’avoir pas répondu aux demandes de la justice française concernant divers trafics présents sur Telegram en matière notamment de pédopornographie.

Il est vrai que Telegram qui a 900 millions d’abonnés incarne une nouvelle forme de communication sur Internet. Contrairement aux plateformes comme Facebook ou Instagram, propriétés de Meta, qui s’appuient sur des pages ouvertes animées par les usagers et manipulées par les algorithmes, Telegram offre de multiples possibilités de messageries qui peuvent concerner les échanges de quelques personnes ou constituer des sortes de forums ouverts à des centaines de milliers d’usagers. Or, à la différence de Meta et de Google, ces échanges ne sont pas surveillés par des modérateurs et donnent donc libre cours aux pires excès et aux trafics de tous genres. Au surplus, et contrairement à une idée reçue, ils ne sont pas cryptés sauf sur demande d’un utilisateur, si bien que leur accès au public mais aussi à la direction de Telegram est aisé.

 La guerre en Ukraine a accentué le rôle de Telegram qui est devenu le circuit d’information favori des partisans russes de Poutine qui déversent chaque jour leurs analyses et leurs considérations stratégiques sur ce conflit et bénéficient d’une étonnante tolérance du Kremlin. Celui-ci, en revanche, a interdit l’autre grand site de messageries, l’Américain WhatsApp.

Pavel Durov est lui-même un personnage aussi ambigu que puissant. Ce Russe de 39 ans, qui en 2021 a acquis dans des conditions mystérieuses la nationalité française, a quitté son pays il y a une dizaine d’années en affichant ses désaccords avec les autorités russes. Installé à Dubaï il a créé Telegram qui a bénéficié d’un succès fulgurant, notamment en Russie, en Ukraine et dans les pays d’Asie centrale.  Ce succès tient sans doute en partie au fait que Durov, un libertarien assumé, très proche d’Elon Musk, récuse toute forme de modération même si ses services prétendent appliquer la législation européenne. De ce fait Telegram est à la fois un outil d’information utile que les journalistes occidentaux consultent fréquemment notamment sur le conflit russo-ukrainien mais aussi un dispositif efficace de communication pour les réseaux terroristes et mafieux.

Liberté d’information et criminalité

La mise en examen par la justice française du fondateur milliardaire de Telegram a suscité un vaste débat des deux côtés de l’Atlantique. Les proches du Kremlin et la droite républicaine ainsi qu’Elon Musk ont pris sa défense le dépeignant comme la victime d’une France autoritaire, adversaire de la liberté d’expression. Les journaux de la côte Est, New York Times et Washington Post, ont adopté une position plus nuancée. Ils ont manifesté leur souci de veiller à la liberté de l’information consacrée par le premier amendement de la Constitution américaine. En revanche, ils ont souligné les multiples abus dus au laxisme de la messagerie et qui contraste avec la relative vigilance de Meta et de Google.

 En ce qui concerne notamment la pédopornographie, principal objet de l’accusation de la justice française, les juristes consultés par ces journaux ont estimé que Telegram pourrait faire l’objet de poursuites aux États-Unis pour complicité de crime fédéral. Certes la section 230 du Communication Decency act exonère de toute responsabilité les propriétaires des plateformes numériques, mais cette exonération ne s’étend pas aux crimes fédéraux. Par ailleurs, le fait que la majorité des messages diffusés par Telegram n’est pas cryptée devrait, au moins en théorie, permettre aux responsables de la messagerie d’intervenir pour éliminer les informations toxiques. Ils ne peuvent donc pas justifier leur inaction par leur ignorance des faits.

L’autre sujet de discussion a porté sur la nature de la cible qui fait l’objet de poursuites judiciaires. Est-ce que ce doit être un individu, Elon Musk ou Pavel Petrov ou l’organisme lui-même, X ou Telegram ? Ces dernières semaines, ce sont les propriétaires qui ont été attaqués mais au Brésil, un juge de la Cour Suprême vient de demander l’interdiction de X qui a donc disparu du paysage numérique brésilien. En ce qui concerne Telegram, Thierry Breton est resté silencieux. Il ne peut pas invoquer le DSA car celui-ci ne s’applique qu’aux plateformes qui ont plus de 45 millions d’usagers dans l’Union européenne alors que Telegram n’en a que 41 millions.

Ces récents événements ont constitué un sérieux avertissement pour des patrons du numérique tels qu’Elon Musk ou Pavel Durov. Il est pourtant bien difficile de prévoir l’issue de ces conflits. Les États et l’Union Européenne se sont doté de dispositions réglementaires qui leur permettent d’agir pour protéger leurs compatriotes contre les dérives criminelles des réseaux sociaux. Ils ont, en revanche fait preuve d’une certaine prudence dans l’application de ces mesures. Le cas de Pavel Durov mis en examen par la justice française mais bénéficiaire d’une nationalité française accordée dans le plus grand secret reflète bien cette ambiguïté.