Comprendre notre système juridique à travers l’œuvre de Pierre Legendre edit

18 janvier 2025

Sur quoi reposent les règles de droit dont la technicité et la complexité semblent s’accroître inexorablement dans nos sociétés contemporaines ? D’où puisent-elles leur légitimité ? L’œuvre de Pierre Legendre (1930-2023) nous offre des balises pour répondre à ces questions.

Le montage romano-canonique occidental

« Passager de la civilisation d’Occident, j’ai rêvé de comprendre sa construction institutionnelle c’est-à-dire ses façons de tenir debout », ainsi s’exprime Pierre Legendre auteur d’une thèse sur La Pénétration du droit romain dans le droit canonique classique, soutenue en 1957. Pierre Legendre y montre le véritable « coup de force » de la papauté médiévale qui a utilisé le droit romain (et notamment le Corpus juris civilis de Justinien au VIe siècle) comme une « boîte à outils » pour répondre à ses propres lacunes politiques et juridiques. Il faut relever que l’Évangile est dépourvu de règles encadrant les relations sociales. À partir donc des XI-XIIIe siècles, le droit impérial romain constitua un « vivier de concepts » où l’Église et ses différents successeurs dont l’État moderne puisent au gré de leurs intérêts.

Ainsi émergeait un système juridique dont le droit, vécu comme une pure technique (stable et hautement rationaliste), reposait sur un scénario fondateur changeant (instable et irrationnel). C’est pour cette raison que le montage « romano-canonique » a traversé les siècles tandis que sa source de légitimité (c’est-à-dire la « Référence » ou le scénario fondateur) a évolué : ce fut Dieu, puis le Peuple (en France les jugements sont encore rendus « au nom du Peuple français »), la Démocratie ou encore l’État sous ses différentes formes et maintenant la Techno-Science-Économie. La longévité des règles établies par le droit romain, quelle que soit la Référence, est remarquable si l’on compare ce dernier aux constructions institutionnelles d’autres aires culturelles qui, le plus souvent, s’écroulent dès que le sens commun change.

Le droit, pilier faisant tenir ensemble les croyances et les réalités sociales

Dans une conférence célèbre donnée à l’École nationale des chartes à Paris, Pierre Legendre découvre la structure civilisationnelle de l’Occident telle que figurée sur le tableau du peintre et mathématicien florentin Piero della Francesca. Dans ce chef-d’œuvre énigmatique, deux scènes sont juxtaposées : l’une à gauche représente la passion du Christ et l’autre à droite représente une scène ordinaire dans l’Italie urbaine du XVe siècle (voir l’illustration et commentaires).

 « La flagellation du Christ » peint vers 1463 qui avait l’inscription latine suivante inscrite dans son cadre : convenerunt in unum (ils vinrent ensemble dans l’un). Le tableau est conservé à la Galleria Nazionale delle Marche d'Urbino.

Scène de droite : c’est une photographie de la société dans son fonctionnement normal dans le cadre d’un ordre administratif citadin. Cette scène est un modèle de rationalité.

Scène de gauche : c’est l’intérieur d’un édifice (le prétoire où siège Pilate face à Jésus). L’instantanée de la croyance chrétienne est représentée (le dieu fait homme accomplit son destin). C’est le théâtre de la fides (Foi), du crédit accordé à la parole, aux mots et aux images.

Pour Cécile Moiroud, éditrice des quatre derniers livres de Pierre Legendre, « ce tableau enseigne au juriste que la société repose sur la présence indiscutable du scenario fiduciaire, scénario fondateur appelé mythe ou religion. C’est la scène christique intérieure, de gauche, la Référence, qui fonde la légitimité de la vie du sujet et de la société qui est montrée à l’extérieure, à droite ». Les deux scènes très disparates ne sauraient être unies sans la colonne de marbre blanc que Legendre appelle le tiers terme.

Au niveau de la société, ce tiers unit et sépare la foi de la civilité. Au niveau de l’être humain, le tiers unit et sépare le hors-temps de la parole sacrée et le temps qui s’écoule, l’inconscient et le conscient, le rêve (où tout est possible) et la réalité (incluant les limites et interdits). Cette représentation picturale met en évidence ce que Pierre Legendre appelle l’architecture dogmatique des sociétés composée de trois éléments: les croyances et les réalités sociales liées et séparées par le tiers qui fait tenir debout l’ensemble. Parce qu’indémontrable, indiscutable et arrimée aux croyances, cette architecture est qualifiée de « dogmatique ».

En résumé, l’association des deux scènes montre que le droit, expression de la normativité indispensable à la stabilité et à la reproduction de la vie (à droite) repose sur des croyances autres que juridiques (à gauche). Et au centre, avec le pilier, que le droit est garant de la raison. « Le droit est un effet du montage ternaire » suivant Cécile Moiroud. « Le juriste doit sortir de son cadre étroit du droit positif pour considérer pleinement son rôle de garant de la raison dans l’écriture des textes et notamment des jugements. Le tiers est protecteur de la raison humaine qui n'est pas un donné mais résulte de la contrainte ternaire logique et inflexible».

Au-delà du droit

Qu’advient-il du remplacement à l’œuvre de la croyance en Dieu par la croyance en la techno-science-économie ? Quels sont les effets normatifs dans la vie sociale contemporaine du changement de scénario fondateur ?

Katrin Becker (Maître-assistante en « droit et culture » à l’Université du Luxembourg) explique comment Pierre Legendre montre à quel point la religion ou autres référents (récits ou mythes) qui servaient autrefois à légitimer les institutions et le droit ont progressivement été remplacés par des critères reposant sur le progrès technique, scientifique et économique. Dans ce contexte, une nouvelle hypothèse s’est imposée : une croyance commune n’est plus nécessaire pour fonder la légitimité des institutions et du droit. On considère désormais qu’il est possible de calculer ou de sonder scientifiquement le fondement du droit, de la culture et de la vie humaine.

Pierre Legendre – ainsi que les continuateurs de sa pensée comme Pierre Musso (philosophe et expert des télécommunications et des réseaux) ou Alain Supiot (professeur au Collège de France et philosophe du droit) - insistent sur la nécessité de reconnaître qu’il ne s’agit pas ici d’une abolition de la religion ou du mythe, mais plutôt d’un déplacement de ce dernier qui se dirige désormais vers des idéaux rationalistes et technoscientifiques, comme en témoigne l’irrationalité, voire les pouvoirs quasi-magiques, qui sont communément associés aux nouvelles technologies.

Dans ce contexte, Katrin Becker démontre en quoi l'approche de Pierre Legendre constitue un cadre pertinent pour analyser les innovations technologiques récentes, en interrogeant à la fois leur arrière-plan idéologique et leurs implications sur l'organisation sociale. Le régime de croyance rationaliste, sur lequel reposent les nouvelles technologies telles que la blockchain et l'intelligence artificielle, se distingue des précédents en déplaçant la « justification de la loi » du domaine de l'invisible et de l'indicible vers celui de « l'observabilité scientifique ». Ce régime s'accompagne de l'idée que le sujet peut désormais se fonder lui-même, ainsi que l'ordre normatif dans lequel il s'inscrit. Or, cela nie l'entrelacement fondamental du droit avec le corps et l'esprit, tant individuels que collectifs, que Pierre Legendre n'a cessé de souligner. Ainsi, Legendre met en garde contre les conséquences potentiellement graves de ces dynamiques sur la cohésion sociale, pouvant entraîner un véritable « démantèlement symbolique » : le sujet, érigé en « sujet-Roi », se trouve alors dépossédé de son lien au droit, tandis que le droit lui-même perd son ancrage fondamental.

À partir du moment où la croyance est modifiée, cela va créer des effets dans l’organisation ternaire de la société. Ainsi, élever la trinité Technique-Science-Économie à la position de la Référence a des conséquences profondes sur l’être humain et sur l’architecture des sociétés. Pierre Legendre témoigne de ces changements dans deux de ses films : La Fabrique de l’homme occidental (1996) et Dominium mundi - l’empire du management (2007). Ces documentaires décrivent ainsi le déchaînement du « management scientifique ». Ils montrent comment le nouveau système remplace le grand rêve religieux avec l’utilisation du management à outrance qui s’approprie « l'autorité du faste, la sensualité des rituels, et produit des liturgies ». Le droit des affaires y est par ailleurs décrit comme « la pointe avancée du management mondialisé ».

L’œuvre de Pierre Legendre n’est pourtant pas pessimiste. Legendre est un penseur à contre-courant qui a produit une œuvre abondante sur les fondements du droit, les montages de l'État et du droit, ou encore l'histoire et les pratiques du management. Il décrit le monde pour que l’on puisse mieux le comprendre et saisir l’importance de civiliser la technologie et de la rendre plus humaine. Il nous invite à notre tour au travail : « Mon œuvre est sur la table ; s’en empare qui veut » !

Pour aller plus loin : Katrin Becker a co-édité un livre d’introduction sur l’œuvre monumentale et complexe de Pierre Legendre (Introductions à l'œuvre de Pierre Legendre, Manucius (Paris), 2023, p.1-200). Cet ouvrage a été traduit en allemand (Velbrück, 2024). Cécile Moiroud a édité les quatre derniers livres de Pierre Legendre ainsi que le coffret regroupant ses films et gère le site dédié à son œuvre : arsdogmatica.com.