Retour à Lemberg, en images edit

29 juin 2024

Il y a huit ans, le livre du grand avocat franco-britannique Philippe Sands publié en France sous le titre Le Retour à Lemberg a été accueilli avec enthousiasme par le public de notre pays comme ce fut le cas aussi aux États-Unis et au Royaume-Uni. Ce parcours entre Lemberg, Lviv aujourd’hui, Vienne, Paris et Nuremberg éclaire d’un jour nouveau à la fois judiciaire et familial la tragédie de la Shoah à travers le récit de Philippe Sands, juriste spécialiste du droit humanitaire et descendant d’une famille juive de Lviv.

Un scénariste et un dessinateur ont eu l’idée d’en tirer un album de bande dessinée. Philippe Sands a accepté d’en être le co-auteur et il en est résulté ce superbe livre qui vient de paraître et qui retrace en noir et blanc les itinéraires de personnages célèbres ou inconnus qui ont été les victimes ou les acteurs de ce drame.

Comme l’explique l’auteur, l’idée de ce récit lui est venue quand il s’est rendu pour la première fois à Lviv pour y faire une conférence. Tout en recherchant les traces de la famille de son grand père, Léon Bucholz, il a découvert que Lauterpacht et Lemkin , deux grandes figures du droit international qui ont introduit les notions de crime contre l’humanité et de génocide, avaient étudié le droit à l’université de Lviv à quelques années  d’intervalle au cours des années 20. Cette ville qui, au cours du XXe siècle fut successivement autrichienne sous le nom de Lemberg, polonaise sous celui de Lwow, allemande (Lemberg), soviétique (Lvov) et, aujourd’hui ukrainienne et qui fut marquée par l’extermination de sa population juive, a donc été le berceau de deux concepts qui ont profondément transformé le droit humanitaire international

L’album retrace d’abord les aventures du grand-père de Philippe Sands parti à Vienne au lendemain de la Première Guerre mondiale. Après l’arrivée du nazisme en 1938, il parvient à gagner Paris. Il récupère ensuite sa fille en 1939 et en 1941 son épouse restée à Vienne. Cette famille réussit à échapper aux rafles du régime de Vichy et des Nazis et l’album reproduit une photo étonnante où figure Léon Bucholz assistant derrière le général de Gaulle à une cérémonie en octobre 1944. Lui et les siens étaient sauvés mais leur famille restée en Pologne fut engloutie par le génocide.

Lauterspacht et la définition du crime contre l’humanité

Cependant les deux héros du retour à Lemberg sont Lauterpacht et Lemkin qui connurent néanmoins des destinées très différentes. Lauterpacht comprit assez vite qu’il ne pourrait pas développer ses idées en restant à Lemberg devenue Lwow et dsormais polonaise. En 1923 il part à Vienne puis à Londres où il s’installe définitivement. Il devient un spécialiste respecté du droit international de plus en plus préoccupé par la montée du nazisme et la nécessité de protéger la communauté juive contre une menace de destruction qui se précise au fur et à mesure de l’emprise nazie sur l’Europe.

La démarche de Lauterspacht prend un tournant décisif en 1940 quand il est invité aux Etats Unis. Il y rencontre Robert Jackson, le ministre de la Justice de Roosevelt, qui est nommé un peu plus tard juge à la Cour Suprême. Au cours des années de guerre, il collabore avec Jackson pour définir les règles judiciaires permettant de condamner les criminels nazis. En 1945, les alliés décident de les juger par un tribunal spécial réuni à Nuremberg et Jackson est nommé par Truman pour diriger la délégation américaine à ce tribunal. Il consulte évidemment Lauterspacht qui développe à ses côtés le concept de crime contre l’humanité, concept qui sera accepté par les autres juges britanniques, français et soviétiques. Revenu à Londres, Lauterspacht est intégré dans la délégation britannique qui part à Nuremberg pour mettre en application l’acte d’accusation qui intègre le crime contre l’humanité mais aussi le concept de génocide.

Lemkin et le concept de génocide

Cette notion de génocide est le fruit de la réflexion de l’autre diplômé de la faculté de droit de Lviv, Lemkin. Celui-ci entre à l’université l’année où Lauterspacht en sort mais il bénéficie des mêmes enseignants. Une fois diplômé il entame une brillante carrière de procureur à Varsovie et publie de nombreux ouvrages consacrés au droit international. A partir de 1933, il se livre à un patient travail d’analyse des textes juridiques nazis qui le conduisent à formuler la notion de génocide, c’est-à-dire l’action criminelle visant à détruire une communauté et dans ce cas l’anéantissement des communautés juives d’Europe.

En 1941 il réussit à fuir la Pologne et arrive aux Etats Unis ou sa réputation est déjà reconnue. Il publie un ouvrage décisif sur la politique génocidaire des nazis, ouvrage qui est consulté par le juge Jackson et son équipe d’avocats qui prépare le procès de Nuremberg. C’est ainsi qu’il parvient à convaincre ces juristes d’introduire dans l’acte d’accusation le terme de génocide en dépit des critiques de Lauterspacht qui ne semble pas avoir apprécié son activisme et des réserves des Britanniques.

Ce qui fait la richesse de ce récit c’est qu’il évoque de manière très vivante les personnages de cette grande aventure juridique. De ce point de vue, la bande dessinée restitue bien visuellement les nombreux échanges de Philippe Sands avec les membres des familles de Lauterspacht et Lemkin. Il a réussi, à partir de 2010, à retrouver les survivants de cette tragédie, fils ou nièces ou neveux, vivant aujourd’hui à Cambridge, Paris ou New York. Souvent très âgés, ils racontent les épreuves vécues quand ils étaient enfants dans une Pologne soumise à l’implacable dictature nazie.

Cette enquête donne à l’auteur l’occasion de faire une rencontre étonnante, celle de Miklas Frank, le fils de Hans Frank, le fidèle soutien de Hitler que celui-ci nomma en 1939 gouverneur général de la Pologne occupée où il fit régner la terreur pendant cinq ans. Miklas, né en 1939, a peu connu son père qui fut condamné à mort à Nuremberg et exécuté en 1946 mais il a eu le courage lorsqu’il est devenu adulte de se désolidariser de lui et de reconnaître publiquement que son père était un criminel et méritait donc cette condamnation. Le livre retrace donc le parcours de Frank, juriste de profession, avocat et conseiller du Führer à qui il voue une dévotion sans limites. A la suite de l’invasion de l’Ukraine soviétique par l’armée allemande, la province de Galicie et Lwow sa capitale, redevenue Lemberg, sont rattachés au Gouvernement général. En 1942, Frank se rend à Lemberg pour présider au processus de déportation de l’importante population juive de la ville au camp d’extermination de Belzec. Ainsi disparaissent les familles de Lauterspacht et de Léon Bucholz.

À Lemberg, Frank est accueilli par le gouverneur de Galicie, Otto von Wachter, un nazi autrichien qui fut étudiant en droit à Vienne en même temps que Lauterspacht. Philippe Sands fait la connaissance de son fils Horst que connait Miklas Frank. Il peut ainsi consulter les archives photographiques de la famille Wachter et l’album reproduit plusieurs images révélatrices des relations intimes du père de Horst avec les principaux dignitaires nazis.

Le jugement de Nuremberg

Le livre se conclut sur le verdict du tribunal de Nuremberg qui reprend les concepts de crime contre l’humanité et de génocide, consacrant ainsi les travaux et la persévérance de Lauterspacht et de Lemkin et fournissant des instruments juridiques précieux à leurs successeurs.

La réussite de cet album est qu’il parvient à illustrer avec sobriété une histoire complexe et toujours d’actualité. Toutefois, la relation entre le périple intellectuel des deux grands juristes et les péripéties de la famille de l’auteur n’est pas toujours évidente d’où quelques longueurs dans le récit.

Philippe Sands, Jean Christophe Camus, Christophe Picaud, Retour à Lemberg, Editions Delcourt, 280 pages