Henry Mintzberg contre les MBA edit

26 avril 2025

Parues il y a une vingtaine d’années, la charge de Henry Mintzberg contre les « Masters of Business Administration » a peut-être pris quelques rides. Les soucis de RSE et d’ESG irriguent désormais ces programmes, mais peut-être n’est-ce là qu’une ruse du capitalisme. En tout cas, relire les critiques à l’encontre de l’univers du MBA permet de se rappeler qu’enseigner à manager n’est pas aisé. Si tant est que ce soit possible pour de jeunes gens…

Henry Mintzberg compte parmi les « papes » du management. Après avoir longtemps enseigné à l’Université McGill de Montréal dans le cadre du cursus de MBA, il critique avec force les formations de ce type. L’analyse de Mintzberg est une féroce attaque contre le système d’enseignement du management[1]. Ses critiques répétées, formulées synthétiquement dans un ouvrage paru en 2004, gardent certainement une partie importante de leur pertinence aujourd’hui.

Un risque de «corruption» de la société

L’enseignement du management et des affaires naît en 1881 à l’Université de Pennsylvanie, grâce aux efforts d’un homme d’affaire, Joseph Wharton. C’est à Harvard que le premier MBA est créé en 1908. Le deuxième est introduit à Stanford en 1925.

Le nombre de programmes et de diplômés a fabuleusement augmenté. L’influence de ces formations et de leurs anciens élèves est désormais monumentale.

À la fin des années 1950, 5000 personnes étaient diplômées d’un MBA chaque année. Au milieu des années 1970, on en comptait plus de 40.000. Chaque décennie, les États-Unis, à eux seuls, forment maintenant plus d’un million de MBA.

Selon Mintzberg, la diffusion des MBA est à la base de l’extension d’une nouvelle bureaucratie dangereuse pour la société. Ces programmes mettent en effet en avant la standardisation et la centralisation. Ils promeuvent une élite particulière pouvant fonctionner comme une caste. Les diplômés constituent une nouvelle aristocratie et une nouvelle bureaucratie centralisatrice.

Sur ce point la critique de Mintzberg à l’égard de la France est radicale. Elle ne s’attache pas seulement aux MBA français. La France sélectionne ses élites au milieu de l’adolescence. Le système général des grandes écoles est vilipendé par Mintzberg. L’ENA, devenue INSP (qui n’est pas, rappelons-le, un MBA) serait la quintessence de ces problèmes, avec le développement d’une aristocratie très puissante d’anciens élèves brillants mais pas nécessairement très créatifs. Mintzberg, dont le propos relève à ce sujet parfois du poncif, rapproche Harvard de l’ENA dans le sens où ces deux institutions produisent une élite attachée aux abstractions et relativement déconnectée des réalités.

Des formations déconnectées

Revenant aux MBA, notre auteur considère que ces diplômes permettent certes d’atteindre les places de direction ; mais ils ne permettent pas d’être bon dans ces positions de responsabilité. Les diplômés sont intelligents, ambitieux et agressifs. Ils connaissent la langue des affaires et ont appris à l’utiliser vite, bien et fort. Et Mintzberg de noter d’abord les échecs patents de certains diplômés particulièrement étincelants (Robert McNamara ou Jeffrey Skilling, patron de Enron) tout en rappelant que des leaders admirés comme Warren Buffett, Michael Dell, Bill Gates ou bien Jack Welch n’ont pas de MBA. On pourrait maintenant ajouter toute la litanie des technoprophètes de la Silicon Valley.

Ce qui saute aux yeux de Mintzberg c’est la « déconnexion » qu’il relève entre la pratique du management et son enseignement. Les managers sont d’abord des praticiens. Les enseignants du management sont avant tout des théoriciens. De ce décalage entre des étudiants trop jeunes, qui n’ont jamais été en responsabilité, et des professeurs souvent trop abstraits, il ressort des formations inadaptées.  

Tenter d’enseigner le management à des gens qui n’ont jamais managé, écrit Mintzberg, revient à essayer d’apprendre la psychologie à quelqu’un qui n’a jamais rencontré un autre être humain. On ne peut pas, selon-lui, traiter de management en formation initiale. A ce niveau, on peut enseigner des techniques, des savoirs, comme la théorie des jeux, la planification stratégique, mais on ne peut pas s’appuyer sur l’expérience concrète des étudiants.

Personne ne peut véritablement créer ou même seulement repérer des leaders dans une salle de classe. Le management s’apprend en se vivant plus qu’en s’étudiant. En gros, c’est en forgeant qu’on devient forgeron. Il peut néanmoins être utile aux managers en position de responsabilité de venir partager, évaluer et discuter leurs expériences. En clair, le management n’est pas une affaire de jeunes étudiants. Dit encore d’une autre manière, il n’est jamais trop tard pour apprendre, mais il peut être trop tôt[2].

Un souhait de profonde réforme

Rares sont les écoles de commerce qui n’envisagent pas de proposer de MBA dans leur offre pédagogique. Entre les « Executive MBA »et les MBA traditionnels, les formules « full time » ou « part time », les contenus généralistes ou spécialisés, la carte des MBA s’est étoffée.

Tout ce système, à la prospérité grandissante, est, selon Mintzberg, à reconfigurer. Comme disposer d’un MBA ne dit rien des véritables compétences d’un manager, il faut totalement revoir l’enseignement du management. Mintzberg formule à cet effet plusieurs propositions assez générales.
L’enseignement du management devrait être réservé aux praticiens.
Les écoles devraient toujours permettre aux étudiants ou stagiaires d’être en activité pendant leur formation.
C’est la réflexion sur l’expérience, renseignée par les concepts, qui est la clé de l’enseignement et du développement du manager.
Le partage des expériences et des compétences doit être au cœur des échanges, des interventions et des évaluations.
Les enseignements ne doivent pas être formatés et figés mais adaptés à chaque groupe et à chaque individu.

Mintzberg apostrophe les « business schools ». Faisant encore largement rêver, de plus en plus coûteuses, elles attirent les meilleurs étudiants. Ceux-ci, à la sortie, trouvent les emplois les plus gratifiants et les mieux payés. Elles ratent cependant ce qui devrait être leur objet fondamental : améliorer la qualité de la direction de la société. Il faut donc reformater et refonder les écoles.

Au-delà de ses propositions de réforme, Mintzberg célèbre sa propre approche et son innovation, le International Master in Practicing Management (INPM), un programme de près de deux ans d’échanges et de réflexions, dans les plus grandes universités du monde. Notons qu’il y a ici quelque chose de particulièrement élitiste (et coûteux) qui devrait être difficile à développer largement.

On ne peut s’empêcher de trouver dans cette analyse, une trop forte agressivité et un plaidoyer pro-domo trop prononcé. Mintzberg, en outre, valorise en permanence le « terrain », le « monde réel », qu’il n’est pourtant pas seul à connaître… Reste que son tour d’horizon mondial des MBA, avec ses piques et ses saluts en direction des diverses universités a bien des vertus.

Mintzberg n’est pas le seul critique

On retrouve ces vertus dans un autre ouvrage critique à l’égard des MBA, publié quelques années après celui de Mintzberg[3]. Alors professeur associé à la Harvard Business School, Rakesh Khurana revient par un détour historique très éclairant sur plus d’un siècle de structuration de l’enseignement du management dans les universités américaines.

L’ambition des précurseurs était, selon Khurana, de créer un corps professionnel de managers comme il y a des médecins et des avocats, produits par les facultés. Ces pionniers espéraient l’éclosion d’une corporation de « managers professionnels » au service du « bien-être de la société ». Ils insistaient sur l’éthique professionnelle consistant à agir d’abord dans l’intérêt de leurs mandants et non dans leur propre intérêt.

Aujourd’hui les universités, avec leurs différentes stratégies, ont cessé d’aspirer à la professionnalisation du management. Elles ne feraient plus maintenant que produire et délivrer un produit, le MBA. Les étudiants sont traités comme des consommateurs. Les idéaux professionnels et moraux qui animaient les introducteurs de ces formations se sont étiolés. Les managers sont conçus et formés comme étant, selon Khurana, des petits soldats au service des actionnaires. Les étudiants ne veulent plus diriger ni administrer dans de grandes organisations. Ils veulent – pour faire de l’argent – développer très rapidement de petites sociétés. Khurana observe, comme Mintzberg, une « corruption » du modèle et des individus. D’où la nécessité de revoir ce qui est devenu une institution académique « détériorée ».

Favorable à la professionnalisation du management, Khurana estime que la formation continue importe. Il considère néanmoins que des cursus initiaux, au contenu académique dense et rigoureux, sont également utiles. Pour professionnaliser le management, comme l’est la médecine, Khurana serait favorable à une sorte de serment d’Hippocrate des managers formés. L’idée peut faire sourire, mais pourquoi — avec une autre référence antique — ne pas ritualiser formellement la terminaison d’un enseignement à la responsabilité ?

[1]. Henry Mintzberg, Managers not MBAs. A Hard Look at the Soft Practice of Managing and Managing Development, Londres, FT Prentice Hall, 2004. L’attaque bénéficie d’une traduction sous le titre Des managers, des vrais ! Pas des MBA. Un regard critique sur le management et son enseignement, Paris, Éditions d’Organisation, 2005.

[2]. Mintzberg emprunte cette expression au Charlie Brown de Peanuts.

[3]. Rakesh Khurana, From Higher Aims to Hired Hands. The Social Transformation of American Business Schools and the Unfulfilled Promise of Management as a Profession, Princeton, Princeton University Press, 2007.