La fin du cycle de l’économie de paix edit
Au moment où la France est plongée dans une crise politique interne et où les États-Unis cèdent au nombrilisme inhérent aux campagnes présidentielles, David Baverez, depuis Hongkong, nous propose de prendre du recul pour prendre conscience des grandes tendances mondiales à l’œuvre depuis 2022. Temps long et large focale caractérisent cet essai comme en atteste sa thèse principale : de l’effondrement de l’URSS en 1991 à l’épidémie de COVID 19, le monde était globalement régi par une « économie de paix ». Nous sommes désormais condamnés à l’économie de guerre. Un changement d’époque est opéré.
Le libre-échange et les organisations multilatérales, la mobilité des facteurs de production et l’ouverture des marchés, la coopération par le commerce et la domination solitaire des Etats-Unis, telles étaient les caractéristiques fondamentales de cette période. L’année 2022 a marqué la fin cycle kondratievien d’une trentaine d’années. Pour Baverez, cette année-là deux événements ont marqué le terme de l’économie de paix et fait basculer le monde dans l’économie de guerre : l’invasion de l’Ukraine par la Russie et le XXe congrès du Parti Communiste Chinois (PCC). Ce sont les actes de naissance de l’économie de guerre.
De la désoccidentalisation du monde à la « yéménisation » de l’Europe
L’invasion de l’Ukraine a consacré un mouvement de fond de reflux de l’Occident. Le monde est désormais marqué par une alliance sino-russe qui vise la désotanisation du monde, la dédollarisation des échanges, la désoccidentalisation des relations internationales et la dé-démocratisation des régimes politiques. La désotanisation n’est pas l’affaiblissement de l’Alliance atlantique mais le rejet, par le « Sud global » de la position dominante acquise par les États-Unis et leurs alliés sur la scène stratégique. La dédollarisation se constate dans les échanges entre Russie, Inde, Chine et puissances asiatiques, même si le Renminbi n’est pas une monnaie de réserve internationale. Quant à la désoccidentalisation, elle est patente avec la montée en puissance d’organisations qui diluent l’Occident, comme le G20, qui l’ignorent, comme l’Organisation de Coopération de Shanghai ou qui l’excluent comme les BRICS.
À la désoccidentalisation graduelle du monde répond la « yéménisation » de l’Europe : désormais, le Vieux continent serait pris dans un affrontement entre Etats-Unis et Chine dont la guerre d’Ukraine est le champ de bataille le plus évident. Les deux superpuissances ont, selon David Baverez, un intérêt direct au prolongement du conflit, la Chine pour s’assurer d’un prix bas pour les ressources minérales de la Russie et les Etats-Unis pour gagner des parts de marché dans les secteurs du GNL et des armements en Europe. L’affaiblissement de l’Europe serait accentué par les tendances populistes anti-démocratiques à l’œuvre sur plusieurs scènes politiques nationales. L’économie de guerre est d’abord et avant tout une période de recul pour les Européens.
Le repli de la Chine sur le néo-lénino-marxisme
L’entrée dans l’économie de guerre tient pour l’essentiel au tournant pris par la République Populaire de Chine à l’occasion de l’épidémie de COVID 19 et consacré par le XXe congrès du Parti Communiste Chinois (PCC) en 2022.
Sur le plan politique, celui-ci a reconduit Xi Jinping au pouvoir pour la deuxième dois, rompant avec la rotation des charges instaurée par Deng Xiaoping depuis les années 1990 et mettant fin à la direction collégiale du PCC. À la concentration personnelle du pouvoir ont correspondu la fermeture et la nationalisation du secteur privé. Désormais, les entreprises chinoises ont été reprises en main : elles comptent de moins en moins de cadres étrangers dans leurs structures de gouvernance et elles sont étroitement soumises aux autorités politiques. Par exemple, David Baverez montre que leur profitabilité a été délibérément jugulée par des ponctions fiscales. Les contrepouvoirs de la période de la mondialisation ont disparu, qu’il s’agisse de l’exposition internationale de la RPC, de la concurrence des élites économiques ou encore de la collégialité au sein du PCC.
La conséquence stratégique est l’engagement explicite et résolu de la RPC dans une dynamique de confrontation avec ses voisins et ses partenaires de la période d’économie de guerre. Avec les États-Unis, elle s’engouffre dans le « piège de Thucydide » en se fixant comme priorité le leadership mondial en 2049, à l’occasion des cent ans de la fondation de la RPC. Avec ses partenaires des Nouvelles Routes de la Soie, elle réduit les investissements de moitié en 2023 et préfère les rapports de force bilatéraux à la construction de coalitions multilatérales. Avec la Russie, elle s’engage dans une coopération inégalitaire destiné à piller ses ressources naturelles. Enfin, avec les Européens, elle recherche un déséquilibre économique et technologique en sa faveur.
Sa priorité n’est plus la croissance par la mondialisation, comme durant la période d’économie de paix. Son but est la sécurité de ses approvisionnements et la maîtrise de sa population comme de ses partenaires. Et elle est prête à atteindre cet objectif au prix d’un appauvrissement de sa population par la privatisation des pertes dans le secteur immobilier, remettant en cause le contrat social de la période antérieur. « Etat riche et peuple pauvre », tel est le nouveau cap de la RPC pour soutenir sa politique de puissance.
Acteur central de l’économie de paix de la mondialisation des années 1990, 2000 et 2010, la RPC devient le promoteur de la période d’économie de guerre qui s’ouvre aujourd’hui.
Quel vainqueur pour l’économie de guerre?
Pour David Baverez, la RPC a pris de l’avance dans la transformation du monde. Grâce à la taille de son marché et au caractère autoritaire de son régime, elle a réalisé ce pivot vers la confrontation mondiale en peu de temps. Elle n’est pas exempte de faiblesses, comme sa crise démographique, le chômage de la jeunesse chinoise ou l’effondrement du marché immobilier où s’était portée l’épargne des ménages.
Les États-Unis sont aujourd’hui mis en difficulté de l’extérieur par la Chine et de l’intérieur par leur instabilité politique. Mais ils disposent d’avantages structurels dans la compétition mondiale. Le premier est leur avantage technologique dans les domaines clés du 21e siècle : la robotique, le séquençage de l’ADN, l’intelligence artificielle, la blockchain et l’énergie. Leur atout démographique (ils attirent plusieurs types d’immigration) leur fournit un dynamisme renouvelé. Quant à leur avance dans le domaine du hardpower militaire, ils continuent de la cultiver. Du piège de Thucydide, ils pourraient bien sortir vainqueurs, comme leur prédécesseur, Sparte.
Les Européens sont aujourd’hui les principales victimes de l’entrée dans l’économie de guerre, en raison de leur pacifisme, en raison de leur retard dans la « polémisation » du commerce et de l’innovation, en raison de leur yéménisation par la guerre d’Ukraine et en raison de leurs divisions. Mais ils ne sont pas sans ressources : s’ils comprennent que le libre-échange ne fonctionnera plus à leur avantage en économie de guerre, s’ils utilisent les compétences de leurs jeunesses et s’ils investissent méthodiquement dans les domaines technologiques d’avenir, ils pourront sortir de leur impasse et peser dans les rapports avec la RPC comme avec les États-Unis.
De la guerre économique à l’économie de guerre
Fourmillant d’idée et d’expressions stimulantes, regorgeant de va-et-vient entre le secteur privé et les politiques publiques, basé sur une connaissance intime de l’Asie, cet essai volontairement provocateur permet aux lecteurs français et européens de se déprendre de leurs tropismes locaux pour se porter au niveau des mouvements tectoniques dont est agitée l’aire pacifique. Comprendre les évolutions rapides de la RPC dans la période inaugurée en 2022 est indispensable pour saisir le changement d’époque en cours. Et David Baverez nous décrit par le menu la Chine d’aujourd’hui, loin de la propagande et des idées obsolètes.
Toutefois, à plusieurs reprises, le lecteur peut être saisi d’un doute : est-ce d’économie de guerre ou de guerre économique dont il s’agit ici ? L’instrumentalisation du commerce, des normes juridiques, des innovations et des localisations industrielles à des fins de puissance est-elle si nouvelle ? La mondialisation des années 2000 était déjà marquée par une compétition et un rapport de force. Tout se passe comme si l’horizon du propos, l’économie de guerre à proprement parler, se dérobait. Engagés dans un réarmement stricto sensu les protagonistes de l’économie de guerre, Etats-Unis, Chine et Européens devraient aussi être comparés sur leurs capacités strictement militaires et leurs aptitude stratégiques. N’est-ce pas là la nouveauté de l’ère post-2022, le retour du hardpower militaire et la subordination du softpower économique ? Marqué par la culture économique et financière de son auteur, cet essai mériterait d’être plus disert sur la guerre elle-même et ses moyens.
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David Baverez, Bienvenue en économie de guerre !, Novice, Paris, 2024