Le monde perdu du vice-président Vance edit
En 2016, j’ai lu le livre de J.D.Vance, Hillbilly Elegy, tout juste paru[1]. Hillbilly est le surnom donné aux habitants des Appalaches, l’équivalent des redneks, autre formule péjorative qui signifie ploucs. Je n’avais évidemment aucune idée de ce que serait le destin politique de son auteur mais le livre m’avait frappée, au point que je l’ai plusieurs fois cité dans mes propres écrits. Pourquoi ? D’abord en raison de sa qualité littéraire, sa force à restituer d’une plume ciselée et parfois ironique, souvent sans concession, le milieu des « petits blancs » de la Rust Belt. Ce livre, plongé dans l’Amérique de ceux qui sont nés « du mauvais côté » résonne avec les travaux d’Angus Deaton, couronné en 2015 du Prix Nobel de l’économie, sur les laissés pour compte du progrès et du capitalisme débridé, ceux qui cumulent pauvreté économique, dénuement moral et santé défaillante (souvent associée à la consommation d’opioïdes)[2].
J.D. Vance annonçait ainsi son propos : « Je veux qu’on comprenne comment une personne en vient à ne plus croire en elle et pourquoi. Je veux qu’on sache quelle vie mènent les plus pauvres et qu’on mesure l’impact de cette pauvreté matérielle et spirituelle sur leurs enfants . Je veux qu’on prenne conscience de ce que représente le «rêve américain» pour ma famille et moi. » Au-delà de ce voyage sociologique, l’auteur, restituait avec lucidité et une stupéfiante intensité émotionnelle le vécu de son enfance. Or, ce qui rend le récit poignant et amène souvent à réflexion, c’est que l’auteur, malgré le quasi abandon parental, malgré les maltraitances et tous les avatars subis, demeure viscéralement attaché à son milieu et à sa famille, en particulier sa mère -une grande partie du livre est consacrée aux démêlés amour-haine avec celle-ci-, qu’il tente désespérément d’extraire de ses addictions.
Hillbilly Elegy a été publié juste avant l’élection de Donald Trump en 2016. Son contenu a servi d’argumentaires pour expliquer comment un électorat « de petits blancs », jadis fervent démocrate, a apporté ses suffrages au lider maximo du tweet. Né en 1984 et ayant grandi entre le Kentucky et l’Ohio, dans une région dévastée par le chômage dû à la fermeture des mines de charbon, l’auteur résume : « J’étais le fils d’un homme qui m’avait abandonné et que je connaissais à peine et d’une femme que j’aurais préféré ne pas connaître. » En effet cette dernière, mariée à 14 ans avec un gars du coin vite disparu, est droguée aux opiacés, et alterne chômage et jobs sans espoir et mal payés. L’enfant change d’appartement et d’école à chaque nouveau père de substitution amené par sa mère, et on est de fait impressionné par la capacité de cette dernière à s’emballer pour tant de nouveaux maris (le mariage succédant immédiatement au coup de foudre), tous aussi paumés les uns que les autres. Ainsi J.D Vance, né James Donald, change de prénom et devient James David en accordant son prénom à celui du troisième et éphémère mari de sa génitrice qui l’adopte. Celle-ci, violente et déboussolée, le chasse de chez elle à plusieurs reprises. Il se réfugie alors chez ses grands-parents, Papaw, qui meurt lorsqu’il a 13 ans, et sa grand-mère, Mamaw, femme de caractère toujours un fusil à la main pour prévenir de nouveaux ennuis, mais seuls piliers affectifs pour lui dans cette famille dysfonctionnelle. Tout au long du récit, on se demande comment on peut sortir indemne d’un tel chaos.
Sa fameuse grand-mère le convainc qu’il est doué pour les études, et sème quelques graines en vue d’une sortie de route « par le haut ». Elle l’encourage à fréquenter des amis qui projettent d’aller à l’Université, lui interdit de frayer avec ceux qui fument de l’herbe et, point d’orgue d’un récit souvent traversé d’humour tant il relate des situations inextricables, le pousse à jouer au golf : « Tout le monde sait que les riches aiment le golf », assène-t-elle. Il avance chaotiquement, manque à plusieurs reprises d’être exclu de l’école, passe ses examens sur le fil du rasoir, et arrive miraculeusement à terminer ses études secondaires. Puis, au lieu de se diriger vers l’Université comme ses camarades, il change de braquet, s’engage dans les Marines, pour prendre confiance en lui en s’éloignant de son clan familial et pour connaitre enfin un cadre structuré : « J’attendais autre chose de ma vie et je savais que je voulais briller à l’Université avoir un bon métier et offrir à ma famille tout ce que je n’avais pas eu. Simplement je n’étais pas encore prêt pour cette aventure. » Après un passage de quatre ans dans les Marines, expérience dont il chante les mérites formateurs, il quitte sa ville pour étudier, d'abord à l'université d'État de l'Ohio, puis à l’Université de Yale, dans le Connecticut. Il devient avocat et essayiste.
Le livre se termine par une analyse sur les traumas que laisse une enfance traversée par les violences et l’insécurité ; il replace son histoire dans celle du monde ouvrier américain : « Les familles de la classe ouvrière américaine subissent un niveau d’instabilité inconnu dans le reste de la société, notamment l’instabilité affective des mères, supérieure, affirme-t-il, à la plupart des autres pays ».
Peu d’indices, a priori, dans l’ouvrage, laissent supposer que J.D. Vance deviendra un jour un enthousiaste supporter de Donald Trump, dont il se rapprochera à partir de 2021 après en avoir été un opposant. Il se fait élire en 2022 comme sénateur républicain, avec l’appui de ce dernier , et l’assiégera littéralement afin qu’il le désigne comme son vice-président[3]. Et pourtant, dans une lecture rétrospective, on repère deux traits prémonitoires qui signalent son hostilité de fond à la société modelée par le parti démocrate.
D’abord, il ne cesse d’affirmer son attachement aux valeurs d’une Amérique profonde dont il pense qu’elles ont été bafouées au cours de l’histoire contemporaine. Le monde qu’il a quitté et dont il garde la nostalgie en se référant à ses grands-parents est une société rurale unie par des liens familiaux et communautaires puissants, des liens claniques faits de loyauté et régis par des codes d’honneur. Dans ce monde on travaille dur, on vit de son travail (sa mère, par exemple enchaîne les boulots, et lui aussi pendant les vacances multiplie les jobs) et la force physique et l’endurance comptent. Cette société est brutale, son histoire familiale est d’ailleurs émaillée de règlements de comptes et de scènes de violence, mais il la préfère à celle dessinée par les initiatives des démocrates : celle de la désindustrialisation, des allocations diverses et du laxisme. Dans un chapitre saisissant, il explique comment les Appalachiens se sont convertis au républicanisme, car la société traditionnelle s’est délitée : perte de l’envie de travailler, irresponsabilités des hommes à l’égard des enfants, tensions interindividuelles, recours aux drogues et aux médicaments. Les individus se mettent « à se raconter des histoires » et recourent à des bouc-émissaires pour expliquer leur retrait et leurs lâchetés. « Cette culture encourage le déclassement au lieu de vouloir lutter contre », précise-t-il.
L’autre élément saisissant dépeint dans cette autobiographie, c’est, face aux élites démocrates, le sentiment d’humiliation ressenti par ces populations rurales en pleine déroute sociale. Voici ce que J.D.Vance écrit sur Barack Obama : « Aux yeux de beaucoup de Middletowniens, le président (Obama) est un extraterrestre pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la couleur de sa peau. Il ne faut pas oublier qu’aucun de mes camarades de lycée n’est allé dans une grande université. Obama en a fréquenté deux, dans lesquelles il a brillé. Il est intelligent, riche et il s’exprime comme un professeur de droit constitutionnel –qu’il est, bien sûr. Rien chez lui ne ressemble le moins du monde aux gens que j’ai admirés en grandissant : son accent, propre, parfait, neutre – est étranger ; ses références sont si impressionnantes qu’elles font peur ; il a longtemps vécu à Chicago, une métropole densément peuplée, et il dégage une confiance qui vient de la certitude que, dans l’Amérique moderne, la méritocratie a été formée pour lui. (…) Obama frappe en plein cœur de nos faiblesses. C’est un bon père, ce que beaucoup d’entre nous ne sont pas. Il porte un costume pour aller travailler, alors que nous mettons un bleu de travail quand nous avons la chance d’avoir un emploi. Sa femme nous explique que nous ne devrions pas donner certains aliments à manger à nos enfants et nous la détestons pour ça – pas parce qu’elle a tort, mais parce que nous savons qu’elle a raison. » Tout est dit par celui qui peut un jour devenir président des Etats-Unis : l’engagement passionné de J.D. Vance auprès de Donald Trump doit être mis en regard de cette confession sur Obama.
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[1] J.D. Vance, Hillbilly Elegy: A Memoir of a Family and Culture in Crisis, Harper, 2016.
[2] Voir Anne Case et Angus Deaton, Deaths of Despair and the Future of Capitalism, Princeton University Press, 2020, trad. fr. Morts de désespoir, PUF, 2021. Angus Deaton a publié sur Telos un article sur l’impact de la pandémie sur les inégalités : « Les inégalités mondiales des revenus ont-elles augmenté avec la COVID ? », Telos, 2 mars 2021.
.[3] Michael C. Bender, « JD Vance, Trump’s MAGA Successor, Will be one of America’s Youngest Vice-Presidents », NYT, 6 nov 2024.