Une France sombre, défiante et mécontente edit
L’enquête barométrique sur les « Fractures françaises », traitant des opinions des habitants, livre un paysage noir, conjoncturellement mais aussi structurellement. Au fond, le constat étonne peu. Sa relative stabilité dans le temps surprend davantage.
La France est désormais plutôt bien dotée en enquêtes barométriques sur les opinions. Précurseur en l’espèce, le Crédoc a lancé à la fin des années 1970 son enquête « Conditions de vie et aspirations des Français » qui, chaque année, apporte informations et observations précieuses sur nombre de sujets d’intérêt général[1]. Du côté de la statistique publique, la Drees (direction d’expertise du ministère des affaires sociales) a lancé en 2000 son propre baromètre, centré principalement sur la protection sociale[2]. Un petit dernier, si on peut se permettre l’expression, a été lancé en 2013, par Ipsos pour Le Monde, la Fondation Jean Jaurès et le Cevipof (le centre de recherches politiques de Sciences Po). Ce troisième baromètre d’ampleur traite des fractures qui traversent la société française. Ces dispositifs d’enquête, aux résultats communément bien relayés dans la presse, se complètent avec l’enquête mensuelle de conjoncture auprès des ménages que l’Insee réalise depuis janvier 1987. Celle-ci, à pas rapproché, permet notamment le suivi de l’opinion qu’ont les ménages sur leur environnement économique et sur certains aspects de leur situation économique personnelle.
Mais qu’est-ce qu’un baromètre d’opinion ? C’est une enquête répétée à échéance régulière (le rythme est généralement annuel), auprès d’un échantillon de la population, avec des questions qui reviennent systématiquement et d’autres qui peuvent apparaître à certaines vagues. Dans tous les cas il s’agit d’un instrument extrêmement utile pour apprécier les valeurs, les aspirations, les sujets de préoccupations, les tendances émergentes.
Que nous dit la livraison 2024 de ce baromètre sur les fractures françaises ? Dans cette 12e édition, réalisée pour les trois fondateurs mais aussi pour l’Institut Montaigne, ce sont 3000 personnes qui ont été interrogées, en novembre 2024[3]. Les questions traitent, comme habituellement, de la perception qu’ont les Français de leur situation et de la situation du pays. Elles abordent aussi leurs valeurs et leurs rapports à la politique et aux institutions.
Tour d’horizon de la France méfiante
Sans traitement sophistiqué, et à grosses mailles, on peut faire un petit tour d’horizon des résultats en dix constats.
Premier constat : l’enjeu qui préoccupe le plus, en 2024, est le pouvoir d’achat, devant la protection de l’environnement, devant la délinquance, devant l’immigration. Le taux de chômage compte parmi les derniers sujets cités. Nous ne sommes plus dans les premières années du baromètre quand le thème de l’emploi préoccupait bien davantage. Pour ne rien dire des années antécédentes, quand l’étude n’existait pas encore mais quand le chômage était bien plus élevé et apparaissait aux premiers rangs des thèmes d’inquiétude dans les autres baromètres.
Deuxième constat : les Français sont très mécontents ! 54% d’entre eux se disent appartenir à une France « mécontente mais pas en colère » ; 43% à une France « en colère et contestataire ». Seuls 3% des Français se disent, en 2024, se sentir proches d’une France « satisfaite et apaisée » (ils étaient 9% en 2021).
Troisième constat : la France se conçoit toujours comme un pays de classes moyennes. Se classant sur une échelle de 1 à 10, entre France d’en bas et France d’en haut, ils sont 58% à se situer entre 4 et 6, ni en bas ni en haut donc, contre 24% en bas (notes de 0 à 3) et 18% en haut (notes de 7 à 10). De fait, depuis des décennies, d’enquête d’opinion en enquête d’opinion, il apparaît qu’environ trois Français sur cinq, voire deux Français sur trois, s’identifient aux classes moyennes. Cette réalité des perceptions subjectives s’analyse ensuite par rapport aux évolutions objectives des catégories socio-professionnelles.
Quatrième constat : les Français sont hautement déclinistes. 87% d’entre eux pensent que « la France est en déclin ». Ils n’étaient que 75% dans ce cas en 2021, mais ils étaient déjà 85% à le penser en 2014. Voici donc une opinion bien plus structurelle que conjoncturelle.
Cinquième constat : le sentiment de défiance vis-à-vis d’autrui est très élevé. 79% des Français pensent, en novembre 2024, que l’on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres. Ils étaient 78% dans ce cas en janvier 2013 ! Voici une autre opinion structurellement ancrée.
Sixième constat : le proche et le petit engrangent davantage de confiance. Ce sont les maires (70% aujourd’hui, 63% en 2014) et les PME (82% aujourd’hui, 84% en 2014) qui recueillent le plus de suffrages quand il s’agit de connaître les institutions dans lesquelles les Français ont confiance. Les députés (22% aujourd’hui, 23% en 2014), les partis politiques (14% aujourd’hui, 9% en 2014), les syndicats (39% aujourd’hui, 31% en 2014), les grandes entreprises (48% aujourd’hui, 38% dix ans plus tôt) ne recueillent jamais la majorité des suffrages.
Septième constat : neuf Français sur dix ont le sentiment de vivre dans une société violente, et ils estiment que la violence augmente. Un quart d’entre eux déclarent avoir personnellement été victimes ou connaître quelqu’un dans leur entourage qui a été victime d’une agression ou d’une tentative d’agression ces dernières années.
Huitième constat : inquiets face à la mondialisation, les Français sont majoritaires à estimer que la mondialisation est une menace pour le pays (64% des suffrages en 2024, 61% en 2013). Notons que l’appréciation n’est pas constante. En 2017, ils n’étaient que 48% à considérer la mondialisation comme une menace, 52% à penser que la mondialisation était une opportunité. Il est vrai qu’en l’espace d’une décennie elle a changé de visage.
Neuvième constat : la critique de l’assistanat – même si ce terme est habituellement connoté négativement par les experts – est encore majoritaire (56% des Français pensent que l’« on évolue trop vers l’assistanat) », mais faiblit (69% était d’accord avec une telle opinion en 2015). Parallèlement l’idée selon laquelle « il n’y a pas assez de solidarité envers les gens qui en ont besoin » passe de 31% en 2015 à 44% en 2024.
Dixième constat : la confiance des Français dans le système démocratique s’érode tandis que le souci d’autorité se maintient à un niveau élevé. En 2014, 76% pensaient que « le régime démocratique est irremplaçable, c’est le meilleur système possible ». Ils ne sont plus que 65% dix ans plus tard. Sur le plan des valeurs, l’adhésion aux valeurs autoritaires est élevée. L’idée selon laquelle l’autorité est une valeur trop souvent critiquée recueille 84% des suffrages en 2024 (86% en 2013). 81% des Français estiment que « on a besoin d’un vrai chef en France pour remettre de l’ordre » (contre 87% en 2013). Certes les Français ne versent pas dans une forme d’autoritarisme, comme l’indiquent nombre d’autres enquêtes, mais ils valorisent nettement l’autorité.
Cette lecture synthétique en dix points ne rend pas grâce à la richesse de l’étude qui, d’une part, aborde aussi nombre d’autres thèmes (sur le racisme ou sur l’environnement par exemple) et qui, d’autre part, permet une multitude de précisions selon des sous-catégories de population (selon l’âge, la localisation, les préférences partisanes). C’est là un des autres grands intérêts de ces enquêtes barométriques : pouvoir creuser bien plus finement ce que des sondages d’opinion ponctuels avancent.
En définitive, ce qu’un regard surplombant sur plus d’une dizaine d’années de baromètre sur les fractures françaises suggère c’est plutôt une image de stabilité, mais de stabilité dans les difficultés, ressenties ou craintes, et dans le mécontentement exprimé. Certes, en douze éditions, se repèrent des mouvements et des approfondissements, mais jamais de véritable bifurcation. Plus que fracturée, la France ressort sombre de ces enquêtes sur les fractures. De vague en vague, la situation est toujours jugée sombre. L’avenir aussi.
Alors, bien entendu, des analyses plus approfondies autorisent davantage de nuances. La comparaison avec les observations de l’Insee, du Crédoc et de la Drees, alimente des travaux plus consistants, relativisant l’intensité de tel ou tel constat. Reste une image générale, qui pour n’être pas vraiment inédite n’en demeure pas moins toujours inquiétante : la France et les Français broient fortement du noir.
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[1]. Pour une description : https://www.credoc.fr/offres/aspirations. Nombre de travaux issus de cette inégalable source sont présents sur le site du Crédoc.
[2]. Pour une description et pour les résultats en ligne : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sources-outils-et-enquetes/le-barometre-dopinion-de-la-drees
[3]. https://www.ipsos.com/fr-fr/fractures-francaises-2024-une-crise-de-confiance