L’invention d’une opinion publique régicide edit

21 décembre 2024

Puisant dans d’abondantes sources – gazettes, mémoires, correspondances, chansons, pièces de théâtre, libelles, journaux personnels dont en particulier celui de Siméon-Prosper Hardy[1], mais aussi des travaux sur le XVIIIe siècle –, l’historien américain Robert Darton entreprend de suivre la fabrication de l’humeur collective à Paris telle qu’elle a germé au cours des quarante années précédant la Révolution française (1748-1789).

À partir d’événements dont certains sont bien connus comme la guerre des farines, l’affaire Callas, La mort de Louis XV, l’histoire du collier de la reine, etc, et d’autres, parfois, anecdotiques ou passés inaperçus, beaucoup moins connus, il suit les méandres de l’information publicisée et des conversations à une époque où il commence à y avoir suffisamment d’écrits sur l’actualité et de lecteurs (une forte majorité de Français est alphabète, mais à Paris le taux est beaucoup plus faible, autour de 25 %) pour que s’élabore ce que l’on nommerait aujourd’hui une opinion publique. L’auteur prend la précaution d’argumenter sa thèse : « cette combinaison de faits, de commentaires et d’interprétations, représente ce que pense la population parisienne à l’époque », affirme-t-il. Et il explicite : « Un problème se pose toutefois, car j’utilise les témoignages à la fois comme preuves de ce qui s’est passé et de ce que les gens pensaient qu’il se passait. J’ai tenté de montrer en quoi la perception des événements était inhérente aux récits des événements eux-mêmes, ce qui soulève en soi la question de l’interprétation. (…) Des témoignages très divers produisent une impression d’ensemble, et l’apparente concaténation des événements confirme les convictions des Parisiens sur le cours général de l’histoire qui est la leur. »

L’avènement d’une atmosphère

Son projet intellectuel est donc de donner vie à travers des témoignages sur ce qui retenait l’attention, passionnait, et suscitait réaction de la part de la population parisienne, autant d’événements qui travaillaient le bas de la société, et ont abouti à la conscience révolutionnaire et à la prise de la Bastille : « Les Parisiens étaient tous convaincus que le système était lui-même gangrené, qu’il avait perdu de sa légitimité. Ils étaient prêts pour le renverser en 1789. » Donner vie est le terme exact pour décrire ce livre : en effet, par une longue succession de chapitres courts focalisés sur un sujet ou sur une étape des faits politiques et juridiques, l’auteur tente de saisir la dynamique conversationnelle, mais aussi des éclairages à travers les pamphlets, les chansons, les poèmes, les formules reflétant une tournure d’esprit. Bref, il capte l’évolution des opinions et des passions politiques à travers sa fermentation quotidienne. L’auteur arrive ainsi à restituer de manière vibrante la vie parisienne de la seconde moitié du XVIIIe siècle, sa vitalité et ses émotions.  Ici réside la gageure de Robert Darnton, usant de la même verve qui existait dans ses précédents livres en particulier celui sur les libelles circulant dans la période prérévolutionnaire, Le Diable dans un bénitier (2010).   

Dans le développement d’une prise de conscience et d’un rejet du despotisme monarchique Robert Darnton met à jour une palette d’indices au service d’une atmosphère, celle qui va des exaspérations contre la grande politique aux humeurs « rigolardes » et facétieuses de la rue. Tout y concourt, tout converge : les faits divers tournant en éclats d’humour ou en signes d’indignation ; les conflits entre le pouvoir central et des Parlements provinciaux, les tentatives vaines et interminables pour réformer l’édifice administratif[2] et contrecarrer les remontrances et résolutions qui jaillissent de toutes parts ; les débats sans fin autour des comptes publics, sur leur véracité, et sur la nécessité de lever des impôts par un État en déficit chronique ;  la publicisation des écrits des théoriciens politiques (Voltaire, Montesquieu,  Rousseau, Le Paige, etc.) ; et enfin, la sphère culturelle, notamment les chansons populaires et le théâtre, grande attraction des Parisiens d’alors. L’historien précise : « Dès avant l’été 1771 les Parisiens disposaient d’un corpus de littérature théorique et de protestations institutionnelles qui soulevaient des questions fondamentales sur la nature de la monarchie. Comme le rapporte un gazetier, la politique était devenue l’objet perpétuel de la conversation. »

De la gaieté à la demande de vertu et de moralisation

« On y rit, on y rit », reprenant la citation d’un journaliste clandestin chargé de rapporter les impressions lors des premières représentations du Mariage de Figaro en 1784, Robert Darnton décèle dans cette gaieté un trait propre aux Parisiens. « Beaumarchais avait su saisir un élément de la culture française du XVIIIe siècle qui, selon ses propres dires, était menacée : la gaieté par opposition à la tendance moralisatrice et la sensiblerie. Figaro incarnait la gaieté, qualificatif qui lui est associée tout au long de la pièce ; c’est une sorte de fripon, ou du moins, un joyeux intrigant. En riant de ses manigances, et de celles des autres personnages, le public se rendait complice de la friponnerie érotique qui irrigue l’intrigue. »  Dans un autre chapitre, consacré aux premières montgolfières (1783), le peuple de Paris montre ce même visage d’enthousiasme, entre foi dans la science et fascination pour un spectacle à allure magique : « au fil des vols l’enthousiasme du public se muait en ferveur. Des centaines de milliers de Parisiens regardaient des hommes s’élever dans les cieux sous de magnifiques globes splendidement peints et décorés. Selon un récit, les gens du peuple étaient les plus émus…. Les sciences avaient fourni une version laïque de la création ».  

En contrepoint de ces foules avides de liberté d’esprit et enthousiastes du progrès, l’historien met à jour la montée d’une exaspération contre le despotisme et l’avènement d’une demande de morale et de vertu politique. Là encore les preuves de ce mouvement vont de l’anecdotique aux sujets de grande politique.  Voici un exemple de 1787, un fait divers d’ordre privé, l’affaire Kornmann[3] : un obscur conflit juridique autour d’un adultère dont les rebondissements n’auraient jamais dû être mis sur la place publique et passionner les foules, mais dans lequel des personnalités proches du pouvoir intervinrent (dont Beaumarchais !) pour défendre la femme infidèle (ce qui souleva une indignation populaire en faveur du mari), contre l’arbitraire, et contre l’intervention de la monarchie dans le domaine intime au nom de la vertu familiale. Autre angle mis en lumière par l’auteur : l’échec de la Réunion des notables, et la demande renouvelée et sans cesse reportée de mise en place des États généraux. Donc, l’apathie et les velléités discursives du système royal. Mis bout à bout, ces éclairages permettent de restituer les « fermentations » d’un soulèvement populaire, et signalent l’articulation entre une vitalité et une foi en l’avenir, d’une part, et un raidissement et une violence au nom de la morale (au sens le plus large) et de la justice face à l’arbitraire, de l’autre.

Au centre du travail de recherche de Robert Darnton figurent la circulation de l’information et son hybridation avec les émotions populaires. L’espace public prérévolutionnaire, quoique fortement censuré, était déjà façonné par les faits réels rapportés, les commentaires, les rumeurs invérifiables, les partis pris des échotiers (par exemple Siméon-Prosper Hardy était janséniste et ne le cachait pas), les fausses nouvelles, les billets pernicieux et dénonciateurs (c’était souvent le cas des libelles), les imprécisions, et last but not least la fascination pour la gaudriole et les affaires privées… Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui ? Outre le vif intérêt historique de ce livre, il débouche aussi sur une interrogation contemporaine qui demeure ouverte.

Robert Darnton, L’Humeur révolutionnaire, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2024

[1] Imprimeur-libraire, auteur d’un journal sur les événements de son époque

[2] Tentative du ministre Maupeou pour reconstruire le système judiciaire français avec la fin de la vénalité des charges, et nomination de magistrats nommé à vie, par exemple.

[3] Affaire privée qui concernait un mari trompé et sa femme, et pour laquelle des personnes influentes, dont Beaumarchais   prirent faits et cause ; le mari qui avait porté plainte fut débouté. Le public fut indigné de cette situation : « intervenir entre un mari et une femme, affirmait le défenseur du mari, représentait le pire abus qui soit, car il touchait au cœur de l’ordre moral qui constituait la base de la société ».