Idéologie décoloniale: le latino-américanisme, élément clé du «triangle atlantique» edit
Le courant décolonial se manifeste aujourd’hui avec de plus en plus d’instance dans le débat politico-intellectuel en France. Il a fait son entrée médiatique au lendemain des attentats islamistes sanglants de 2015 lorsque le Parti des Indigènes de la République, né dix ans plus tôt, devenait la caisse de résonnance de tous ceux qui « n’étaient pas Charlie » au nom de la lutte contre « l’islamophobie ». Le 1er novembre 2020, quelques jours après le terrible assassinat du professeur de collège Samuel Paty par un islamiste, paraissait dans Le Monde une tribune signée par une centaine d’universitaires[1] (dont le nombre de signataires atteindra rapidement plus de 250) appelant à la fin du déni sur l’islamisme et les « idéologies indigénistes, racialistes et décoloniales » à l’Université, et soutenant les propos de Jean-Michel Blanquer sur l’emprise de « l’islamo-gauchisme » sur ce milieu. Deux ans plus tôt déjà, un appel de 80 intellectuels alertait dans Le Point, sur « des mouvances qui, sous couvert de lutte pour l’émancipation, réactivent l’idée de race[2] ».
Mais déjà dans les années 90, cette idéologie qui entremêle anti-impérialisme, anti-occidentalisme, théorie de la domination du « mâle blanc », antisémitisme antisioniste et défense des musulmans nouveaux « damnés de la terre », avait commencé à prendre un ascendant croissant dans les milieux intellectuels, notamment universitaires. Et cette école de la « décolonialité » n’est par ailleurs pas spécifiquement française : symptôme de la phase nouvelle de mondialisation ouverte par la chute du Mur de Berlin, elle présente un caractère transnational revendiqué. Nouvelle Internationale prolétarienne, revival du mouvement des Non-Alignés (né en 1955) ou mieux, de la tricontinentale castriste (Organización de Solidaridad de los Pueblos de África, Asia y América Latina née en 1966), la nébuleuse décoloniale présente ainsi une nouvelle acception du « triangle atlantique » : rassemblant des activistes associatifs radicaux et des militants politiques néo-tiers-mondistes mais aussi des universitaires des Etats-Unis, d’Amérique latine et d’Europe.
Car le mouvement qui prétend à l’hégémonie dans le monde intellectuel se veut « critique » c’est-a-dire « engagé » comme on disait jadis pour qualifier les « intellectuels de gauche ». Comme l’affirme une de ses figures prédominantes, Enrique Dussel : « pour être critiques, les philosophes doivent assumer la problématique éthique et politique capable d’expliquer la pauvreté, la domination et l’exclusion d’une grande partie de la population de leurs pays respectifs, spécialement dans le Sud (en Afrique, dans une bonne partie de l’Asie et de l’Amérique latine). Un dialogue critique philosophique suppose des philosophes critiques au sens de la « théorie critique » que nous, en Amérique latine, appelons Philosophie de la libération[3] ».
Mexicain d’origine argentine, Enrique Dussel, philosophe et théologien, ancien recteur de l’Université National Autonome du Mexique (la UNAM, une des plus grandes universités du pays) est le précurseur de la pensée décoloniale à partir de l’Amérique latine. Il y a fait de nombreux émules parmi lesquels Walter Mignolo. Sémioticien argentin qui enseigna notamment dans les universités de Toulouse, Quito en Equateur et aux Etats-Unis dans l’Indiana et le Michigan, Mignolo est sans doute le propagandiste le plus connu du décolonial qu’il définit ainsi : « Il ne s’agit plus de la décolonisation dans le sens qu’elle avait pendant la Guerre Froide. Il s’agit de remettre en cause la colonialité du savoir et celle de l’être à partir desquelles le contrôle de l’autorité et celui de l’économie ont été structurés. En un mot, la recherche décoloniale est orientée vers la construction de sociétés communales organisées autour de l’œuvre et non pas de sociétés globales fondées sur le travail[4] ».
Lorsqu’on parle désormais d’impérialisme, de post-colonialisme, et plus encore de « colonialité » (par distinction d’avec le processus du colonialisme, historiquement daté et économico-centré) il ne s’agit en effet plus guère d’analyse économique se référant à l’exploitation capitaliste, au pillage du sud par le nord, et aux bourgeoisies nationales « comprador » (terme de Nikos Poulantzas désignant le groupe social des pays du Tiers-Monde qui tire sa fortune du commerce avec le capitalisme étranger lui-même défini comme exploiteur). On évoque plutôt aujourd’hui cette notion vague de « domination » prétendument indissociable de la modernité occidentale, porteuse d’un potentiel de dévoilement, de dénonciation et de révolte. Le néolibéralisme est alors conçu, dans ce discours, davantage comme un système global tendant à asservir les masses du sud que comme une catégorie économiciste décrivant la modalité actuelle du « stade suprême du capitalisme ».
La dimension latino-américaniste du mouvement décolonial est alors à souligner ici. Le lointain passé colonial espagnol et l’hypertrophie de l’influence mythifiée des Etats-Unis font en effet de la région un ancrage de choix pour cette idéologie qui s’y est développée considérablement depuis une bonne vingtaine d’années. Aujourd’hui, les « théoriciens du décolonial » sont loin d’être marginaux en Amérique latine, relayés qu’ils sont notamment par la FLACSO (Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales créée en 1957 à l’initiative de l’Unesco) et la CLACSO (Consejo Latinoamericano de Ciencias Sociales créé en 1967 également à l’initiative de l’Unesco), deux organismes associés à l’ONU dans la région[5].
Par ailleurs, l’Amérique latine des années 90-2000, avec son « tournant à gauche », a constitué le point d’appui privilégié de la perspective décoloniale. Notamment avec la montée en puissance de la figure d’Hugo Chavez au Venezuela et sa remise en selle d’un castrisme revisité. Ce n’est donc pas par une fantaisie de l’Histoire même si cela ressemble à une farce, que le président autocrate vénézuélien Nicolas Maduro annonça en octobre 2018 la création à Caracas de « l’Institut pour la décolonisation » en clamant que « pour la consolidation de l’indépendance véritable, il faut approfondir la décolonisation de notre pays, de notre continent et de nos peuples[6] ». Cette initiative lui avait été suggérée par Enrique Dussel et Ramón Grosfoguel, en présence de Houria Boutelja (alors porte parole du PIR), lors de la troisième « Ecole de la pensée critique décoloniale », coordination para-universitaire qui se réunit tous les ans à Caracas depuis 2016, à laquelle participait à nouveau en 2019 Houria Boutelja.
Comme ont pu le faire Ernesto Laclau et Chantal Mouffe auprès du couple Kirchner en Argentine dans les années 2000 en théorisant un populisme de gauche de la « transversalité » (« intersectionnalité » ou « convergence des luttes » dans le vocabulaire français actuel), Ramón Grosfoguel s’est rapproché quant à lui du pouvoir chaviste. Et c’est sans doute lui qui formule avec le plus d’acuité la porosité entre ancienne conception léniniste et nouvelle idéologie anti-occidentale selon laquelle « si tout anti-impérialiste n’est pas décolonial, tout décolonial est anti-impéraliste ». Il aime à dire que Jean-Paul Sartre a été le premier « penseur européen ayant un engagement politique et social avec le Sud global » mais qu’il était encore pris dans « le monologue monoculturaliste européo-centré ». Il affirme pour sa part « partir du principe que la compréhension du monde est beaucoup plus large que la compréhension occidentale du monde », et considérer que le racisme s’organise selon « différentes lignes religieuses, ethniques, culturelles ou de couleurs[7] ». Il rejoint ainsi, à l’instar d’Alain Badiou ou Noam Chomsky, cet « islamo-gauchisme » intellectuel qui s’exprime de plus en plus dans le milieu universitaire occidental (en Amérique du nord et en Amérique latine comme en Europe et tout particulièrement en France).
Ramón Grosfoguel est sans doute d’ailleurs un personnage clé de cette Tricontinentale décoloniale. De nationalité américaine, né à Porto Rico, il s’exprime volontiers en espagnol, enseigna plusieurs années à Berkeley et a tissé de nombreux liens en Amérique latine comme en France. Il participa ainsi à la conférence internationale « Bandung du Nord », organisée par le Decolonial International Network en mai 2018 à Saint-Denis en compagnie notamment de Mireille Fanon Mendès-France, Houria Bouteldja, Nacira Guénif-Souilamas et Angela Davis[8]. Et lorsqu’un poste de professeur en sociologie s’était trouvé vacant en 2012, il faillit être recruté à l’Institut des Hautes Etudes de l’Amérique latine (IHEAL) de l’Université Paris-Sorbonne-Nouvelle où il entretient toujours des relations « académiques » (participation à des colloques et publications) avec plusieurs enseignants-chercheurs. Car c’est bien à partir de cette base solide que constitue l’Amérique latine, que le décolonialisme rayonne en Europe du sud (au Portugal par exemple avec Boaventura de Sousa Santos) et tout particulièrement en France.
Ainsi, ce qui se présente comme une « école » de pensée mondiale, est finalement plutôt une coordination militante d’origine occidentale exportant tous azimuts une idéologie victimaire réductrice (l’Amérique latine présentant elle-même d’ailleurs davantage de caractéristiques d’un « extrême Occident » selon la belle formule d’Alain Rouquié, que celles d’un monde subalterne). La dimension « critique » de ce mouvement qui se résume à la dénonciation d’une domination essentialisée et essentialisante, est aux antipodes d’une rationalité conduisant à l’autonomie et à la libre pensée. Et les a priori et présupposés dogmatiques l’emportent largement sur l’enquête approfondie, la confrontation aux surprises du réel, l’appréhension de la complexité et l’accueil du pluralisme qui restent les qualités inaliénables de l’esprit scientifique.
[1] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/10/31/une-centaine-d-universitaires-alertent-sur-l-islamisme-ce-qui-nous-menace-c-est-la-persistance-du-deni_6057989_3232.html
[2] https://www.lepoint.fr/politique/le-decolonialisme-une-strategie-hegemonique-l-appel-de-80-intellectuels-28-11-2018-2275104_20.php
[3] « Pour un dialogue mondial entre traditions philosophiques », Revue Cahiers de l’Amérique latine N°62-2009 pp. 111-127 https://journals.openedition.org/cal/1620
[4] « La fin de l’université telle que nous la connaissons », Revue Cahiers de l’Amérique latine N°62-2009 pp. 97-109 https://journals.openedition.org/cal/1620
[5] voir par exemple l’exégèse des maîtres à pensée du décolonial par Eduardo RESTREPO et Axel ROJAS, Inflexión decolonial : fuentes, conceptos y cuestionamientos, mis en ligne par la FLACSO : http://biblio.flacsoandes.edu.ec/catalog/resGet.php?resId=43099
[6] https://blogs.mediapart.fr/edition/mediapart-en-espanol/article/291018/maduro-anuncio-la-creacion-del-instituto-nacional-para-la-descolonizacion
[7] « La descolonización del pensamiento », 2011 http://www.boaventuradesousasantos.pt/media/RAMON%20GROSFOGUEL%20SOBRE%20BOAVENTURA%20Y%20FANON.pdf
[8] https://www.anti-k.org/2018/04/24/bandung-du-nord-du-4-au-6-mai-a-saint-denis/?ak_action=accept_mobile
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