Divine économie: une analyse économique du fait religieux edit

14 décembre 2024

Peut-on faire l’économie – au sens de la discipline – de Dieu ? Avec un titre clin d’œil à Dante et à sa Divine Comédie, le franco-britannique Paul Seabright, professeur à la Toulouse School of Economics, fait plus que répondre positivement. Dans le prolongement d’un Adam Smith, qui s’intéressait à la compétition des religions et à leurs relations avec l’univers politique, et à partir d’un vaste ensemble de travaux académiques, il publie un livre passionnant. S’intéresser aux produits et services, spirituels et matériels, que fournissent les cultes c’est se pencher sur le commerce du salut et des âmes. C’est traiter de l’engagement volontaire, et souvent enthousiaste, de croyants qui peuvent aller jusqu’à donner leur vie. C’est, plus prosaïquement, analyser des modèles d’organisations particulièrement robustes qui traversent, en s’adaptant, les siècles. Selon Seabright, les religions sont des firmes finalement comme les autres, en concurrence. Ce ne sont pas uniquement des entreprises, précise-t-il, mais ce sont aussi des entreprises.

L’auteur propose une étude, qu’il dit « agnostique », pour saisir ces institutions non pas dans leurs fondements théologiques mais dans leurs développements prosaïques. Pour reprendre ses mots, il étudie davantage leurs proses que leurs poésies. Ajustant à sa manière la phrase culte faussement attribuée à Bill Clinton (elle est de l’un de ses conseillers, James Carville) « it’s the economy, stupid ! », Seabright indique qu’« il y a une réponse surprenante à l’ensemble des questions sur la religion : c’est l’économie ».

Pour l’économiste, des transactions marquées du sceau du sacré peuvent s’examiner trivialement, du côté de l’offre comme de la demande. Des prophètes entrepreneurs ont réussi. Des ministères des cultes managers font vivre les rituels. Des croyants clients adhèrent. Les religions ont des stratégies quant aux services à fournir et aux publics à cibler. Concrètement, les mouvements religieux doivent élaborer et faire vivre des messages et des structures afin de persuader des gens d’y consacrer du temps et de l’argent. Dans un contexte de concurrence renforcée par la mondialisation, ils doivent recruter, fidéliser, motiver.

Les religions comme plateformes

Seabright va, si on peut ici se permettre l’expression, au-delà. Il décortique des modèles. Surtout, il étudie les religions comme des plateformes rivales. Celles-ci produisent des services. Avant tout, elles permettent des contacts, des expériences partagées, l’affermissement de communautés autour de doctrines et de pratiques. Plus efficaces et plus solides que les plateformes séculières du monde numérique (qu’elles savent utiliser) et bien plus anciennes (agissant, avec les premières réalités virtuelles peintes dans les cavernes, depuis la préhistoire), elles peuvent contribuer au bien commun. Elles peuvent aussi verser, lorsqu’elles sont instrumentalisées, dans l’autoritarisme.

Seabright éclaire des questions importantes, d’abord sur un registre intime : à quels besoins humains ces croyances et ces cultes répondent-ils ? Ensuite, sur un registre organisationnel : comment les religions se déploient-elles ? Comment réussissent-elles à produire du sens de la vie ? Enfin, dans une perspective politique : quels sont les usages et abus religieux du pouvoir ? Pourquoi les pauvres croyants donnent-ils aux riches membres des clergés ?

Cet ouvrage important donne, en premier lieu, raison à la prophétie rituellement attribuée à Malraux : le 21e siècle est religieux. Les religions, globalement, ne déclinent pas. Elles sont, à bien des égards, plus puissantes que jamais. La sécularisation, annoncée au 19e siècle en Occident, ne se profile pas vraiment. « La religion au 21e siècle est bien vivante, écrit Seabright, tout autour du monde, malgré son apparent déclin en Amérique du Nord et en Europe ». L’expert, très averti des difficultés à mesurer la religiosité, s’appuie, notamment, sur une lecture serrée des enquêtes internationales sur les valeurs. Il relate également les flux financiers colossaux et décrypte la vigueur d’institutions politiques et économiques majeures, sur les plans domestiques comme diplomatiques.

Pour résumer, de façon imagée, le propos de l’auteur, on peut se permettre de rappeler une habile blague qui tient en deux citations : « Dieu est mort » (Nietzsche, 1882), « Nietzsche est mort » (Dieu, 1900).

Seabright souligne l’importance de la confiance et du crédit pour des institutions dont les relations avec les pouvoirs publics reposent sur une attirance réciproque. Il insiste sur les nécessités de la transparence, du point de vue notamment des scandales sexuels mais aussi, plus largement, d’un simple point de vue comptable.

Il réussit l’exploit, sur un sujet aussi dense, de produire un panorama, en bien des points, captivant. Fourmillant de développements intéressants (« Les Dieux sont genrés »), il aborde l’ensemble des croyances, faisant un sort particulier pour les deux religions les plus globalisées, avec leurs diverses branches et marques, l’islam et le christianisme.

Le sujet et les résultats, dans une France singulièrement attachée à sa laïcité, surprennent parfois. Ailleurs dans le monde, en effet, les responsables politiques se tournent de plus en plus vers le religieux, soit qu’ils aient la foi, soit qu’ils aient noté l’importance de faire comme si. Cet ouvrage original et percutant, d’économie mais aussi de sociologie, mérite d’être traduit.

Paul Seabright, The Divine Economy: How Religions Compete for Wealth, Power, and People, Princeton, Princeton University Press, 2024, 485 pages.