Pour une culture de la négociation edit

30 septembre 2024

Après une baisse significative dans l’après-guerre froide, le nombre de conflits armés a atteint en 2024 son plus haut niveau depuis la Seconde Guerre mondiale. On dénombre actuellement 56 conflits dans le monde selon les chiffres publiés par le think tank australien Institute for Economics and Peace. Cette hausse a connu une accélération significative au début du siècle, si bien que d’aucuns parlent désormais d’une période de dérégulation de la force pour caractériser cette recrudescence. Plus généralement, et au-delà des conflits armés, on observe actuellement un retour de la conflictualité dans nos sociétés contemporaines. 

Celui-ci s’observe dans le champ politique où l’hystérisation et la polarisation du débat publique sapent nos démocraties ; dans le domaine diplomatique où la crise du multilatéralisme, le retour de la force et la coexistence de visions du monde aussi différentes que concurrentes mettent à mal les grands équilibres géopolitiques ; dans les domaines économique et commercial où les entreprises et les Etats se livrent une concurrence technologique et fiscale féroce ; dans le domaine humanitaire où le droit international est régulièrement bafoué, particulièrement dans les zones de conflits ; dans le champ syndical où l’on assiste à un durcissement des mouvements sociaux et une difficulté croissante à maintenir un dialogue social ouvert et de qualité ; dans le domaine juridique, enfin, où l’on observe une multiplication des litiges dans nos sociétés modernes toujours plus régies par le droit et la contractualisation des relations sociales. In fine, aucun domaine de la vie en société ne semble échapper au retour de la conflictualité. 

Pourtant, nous n'avons jamais semblé aussi “proches” les uns des autres. Dans les domaines de l’information et de la communication, les nouvelles technologies ont créé une interconnexion globale sans précédent ; aux niveaux environnemental et climatique, les externalités négatives ont rappelé combien nous étions interdépendants dans un monde aux ressources finies ; dans les domaines économique et financier, la mondialisation a entrainé une forte intégration des chaînes de valeur, des marchés de biens et de capitaux ; sur le plan juridique enfin, le développement du droit et des systèmes normatifs internationaux a favorisé une harmonisation inédite des règles de droit. En parallèle, un mouvement généralisé de désintermédiation a engendré une multiplication des échanges directs entre individus, sans le filtre des institutions et corps intermédiaires – jusqu’ici en charge de catalyser et transformer les conflits par le dialogue et la délibération. Ces grands bouleversements, contrairement aux espoirs initialement suscités, ne se sont pas traduits par une convergence des valeurs, des normes et des modèles. Au contraire, cette interdépendance désintermédiée a entraîné une augmentation significative des occasions de conflits.

Dans ce contexte, la capacité à régler des différends à l’amiable, à trouver des compromis et à conclure des accords – en un mot, la capacité à négocier – est redevenue centrale. Au-delà d’une bonne compréhension des enjeux sur le fond, il est désormais nécessaire de maîtriser la grammaire de la négociation pour mieux répondre aux défis de notre temps. 

Celle-ci suppose d’être capable de définir des objectifs, de fixer des lignes rouges, de mesurer des rapports de force, d’identifier des intérêts communs et/ou divergents, d’imaginer des alternatives, d’étudier des solutions de repli, d’envisager des concessions… Dans la conduite de la négociation, elle implique de créer un climat de confiance entre les parties, d’identifier les motivations qui se cachent derrière les revendications, d’articuler les dimensions coopérative et compétitive de la négociation, de gérer les émotions et les spécificités culturelles, de considérer les pressions extérieures, les agendas cachés et les négociations parallèles, de maîtriser la dynamique des échanges et la gestion du temps. Pour atteindre ces objectifs, les négociateurs disposent de nombreuses techniques et stratégies, parmi lesquelles (et pour n’en citer que quelques-unes) : l’écoute active, les questions ouvertes, l’ancrage, le principe de réciprocité, les coalitions, les engagements conditionnels, ou encore le recours à la médiation… Autant d’outils qui permettent d’aboutir à des accords plus satisfaisants pour les parties, qu’il s’agisse d’individus, d’entreprises, d’États ou d’organisations, et quelle que soit la nature des négociations engagées.

Plusieurs succès diplomatiques récents témoignent de l’efficacité de la négociation pour produire des avancées significatives. Entré en vigueur le 1er janvier 2024, l’impôt mondial de 15% minimum sur les grandes entreprises est le fruit d’une négociation multilatérale longue et complexe menée sous l’égide de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et son négociateur en chef, Pascal Saint-Amans. Signé par 140 pays, cet accord est une étape décisive dans la lutte contre les paradis fiscaux. Dans le domaine environnemental, les Conférences des Parties sur le Climat (COP) de l’ONU sont devenues le lieu d’intenses négociations multilatérales sur l’avenir de notre planète. En 2022 à Charm el-Cheikh par exemple, les négociateurs présents à la COP27 ont approuvé la création d’un fonds pour « pertes et dommages » afin d’aider financièrement les pays particulièrement vulnérables au changement climatique. Cet accord répond à une demande ancienne et légitime des pays du Sud. En Europe, pour faire face aux conséquences économiques de la crise sanitaire, l’Union européenne (UE) a adopté en 2020 un plan de relance de 750 milliards d’euros. Après de longues négociations, cet accord avalise le principe d’un emprunt en commun de la part des 27, une première dans l’histoire de l’UE.

Ces exemples de succès ne doivent pas faire oublier quelques vérités essentielles relatives à la négociation. En premier lieu, celle-ci n’est pas toujours couronnée de succès. Les échecs sont nombreux. L’actualité au Proche-Orient nous rappelle tristement que, malgré de nombreuses tentatives, les négociations ne parviennent pas toujours à mettre un terme aux conflits. Dans certains cas, les enjeux militaires l’emportent sur les initiatives diplomatiques – c’est actuellement le cas dans le conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine. En outre, les négociations aboutissent souvent à des accords fragiles. Ces derniers peuvent être remis en cause par les parties au fil du temps ou connaitre des difficultés dans leur application concrète (c’est le cas de la plupart des accords cités plus haut). Enfin, beaucoup de négociations restent discrètes – pour ne pas dire secrètes. Dans le milieu des affaires par exemple, le secret est la norme (c’est le fameux « secret des affaires »). Il est donc difficile de juger de l’efficacité de la négociation au seul regard des initiatives diplomatiques portées à la connaissance du grand public. En tout état de cause, il s’agit le plus souvent d’un exercice laborieux où patience et détermination sont toujours nécessaires, mais jamais suffisantes.

La négociation permet toutefois de trouver les accords et les compromis de progrès dont notre monde a besoin. Face aux immenses défis qui se dressent devant nous – environnementaux, géopolitiques, socioéconomiques, humanitaires –, la dérégulation de la force et le retour de la conflictualité ne sont pas une fatalité. Au-delà des intérêts contradictoires et des conflits de valeur qui traversent nos sociétés, il existe une faculté humaine universellement partagée : c’est le fait de pouvoir dialoguer, se comprendre, se réfuter… En utilisant cette faculté pour régler pacifiquement les conflits qui nous opposent, la négociation constitue assurément une réponse aux désordres du monde.