Les pièges du débat en ligne edit
Les polémiques qui ont agité l’Institut d’Etudes Politiques (IEP) de Grenoble trouvent leur origine, nous le savons, dans plusieurs échanges de courriels entre professeurs d’un groupe de travail préparant une journée thématique sur le racisme, l’islamophobie et l’antisémitisme. Sans se prononcer sur le fond du débat – qui portait sur la validité du concept d’islamophobie en sciences sociales –, il est évident que les modalités d’échange en distanciel ont nourri les antagonismes et durci les positions jusqu’à provoquer une crise ouverte impliquant professeurs, étudiants, direction de l’établissement et responsables politiques. Nous souhaitons illustrer ici, à travers le cas de Sciences Po Grenoble – qui n’est pas un cas isolé –, les difficultés des échanges en ligne, qu’il s’agisse de débattre, échanger ou négocier.
Car les échanges en distanciel – chacun peut en faire le constat – sont souvent source de tensions et de malentendus dont on peut légitimement penser qu’ils auraient été évités dans le cadre d’échanges en présentiel. Pourquoi ? Pour une raison simple : les échanges par courriel ou par messagerie instantanée privent les interlocuteurs d’informations importantes et utiles à la compréhension du message et de son auteur. Contrairement à la discussion en personne, le courriel ne nous renseigne pas sur le ton de la voix, le regard ou les attitudes de l’interlocuteur : bref, sur toutes les expressions non verbales qui constituent le paralangage. Les linguistes le savent bien, ainsi que les négociateurs chevronnés (hommes d’affaire, diplomates…) qui privilégient toujours les rencontres en personne pour construire une relation de confiance et favoriser la coopération.
Au-delà du paralangage, la quantité d’information échangée lors d’une négociation par courriel est trois fois moins importante que lors d’une négociation en personne[1] [Thompson & Nadler, 2002]. Ceci s’explique à la fois par le passage du mode oral au mode écrit (plus contraignant) et par le caractère asynchrone de l’écrit, qui ralentit le processus d’échange et soumet les interlocuteurs à une forme de stress : sentiment d’attente (lorsqu’il s’agit de recevoir un message) et sentiment d’urgence (lorsqu’il s’agit d’y répondre). Ce stress engendre un certain nombre de biais comportementaux qui affectent les résultats de la négociation et la qualité des interactions. Tandis que le face-à-face permet de dissiper les malentendus ou de lever certaines ambiguïtés rapidement, les échanges par courriel favorisent les raisonnements par hypothèse du type : « il veut surement dire ceci », « il a peut-être compris cela » … De fait, les demandes de précisions sont beaucoup moins fréquentes à l’écrit qu’à l’oral. Enfin, le caractère virtuel des échanges induit également des comportements plus agressifs entre interlocuteurs. La distance physique, temporelle et psychologique, ainsi que la moindre pression sociale (bien réelle, en revanche, lors d’échanges en public) placent la relation au second plan et favorisent des stratégies à risque (ultimatum, insistance, ambiguïté, lecture sélective…).
Ainsi, dans le continuum des modalités d’échanges, il convient le plus souvent de privilégier la discussion en personne au courriel ou à la messagerie instantanée. A défaut d’échange en face-à-face – aujourd’hui rendu difficile par les contraintes sanitaires –, la vidéoconférence constitue une excellente alternative. Celle-ci permet, en effet, de conserver le caractère synchrone des échanges et d’enrichir ceux-ci de données non verbales essentielles à une compréhension plus fine, et plus juste, du message et de son auteur. Enfin, et pour des raisons analogues, le téléphone doit être privilégié aux courriels puisque le ton de la voix s’y donne à entendre et la synchronicité y est assurée. L’idée générale, on l’aura compris, c’est de privilégier la modalité d’échange la plus riche, celle qui offre le plus d’information sur l’interlocuteur en réduisant la distance physique, temporelle et psychologique avec celui-ci.
Le message est d’autant plus capital que – au-delà de la période particulière que nous vivons en raison de la pandémie de Covid-19 – les nouvelles générations ont toujours connu les échanges en ligne et plébiscitent ce mode de communication[2]. Dans l’entreprise également, les échanges par courriel dépassent désormais les échanges par téléphone. Selon une étude menée par Adobe en 2019, 39% des travailleurs américains privilégiaient les courriels pour des demandes de précisions à des collaborateurs, 57% pour faire un point de situation, et 47% pour obtenir un retour sur un sujet particulier. En outre, les échanges en ligne passent désormais majoritairement par les smartphones. Selon le baromètre du numérique 2019 publié par l’ARCEP, le smartphone est l’équipement le plus utilisé par une majorité de Français (51%) pour se connecter à Internet, loin devant l’ordinateur. Parmi les détenteurs de smartphone, la messagerie instantanée devient le moyen de communication privilégié, devant l’usage de la voix et du SMS. L’écriture en ligne devient donc la modalité de communication dominante.
A ce stade, le premier conseil pourrait donc être d’encourager autant que possible les échanges et les débats en personne afin d’éviter les malentendus et les tensions tout en renforçant l’efficacité du discours : on sait, par exemple, qu’une demande formulée en personne est 34 fois plus efficace qu’une demande formulée par courriel[3]. Conscientes des enjeux, de nombreuses entreprises ont sensibilisé leurs collaborateurs à l’usage abusif du courriel, instaurant parfois des journées sans courriel. L’idée est louable et l’effort pour se déprendre de cette habitude doit être amplifié. Ce serait, toutefois, apporter une réponse insuffisante à cette tendance lourde de nos sociétés – que certains n’hésitent pas à qualifier d’anthropologique – qui transforme en profondeur les relations entre les individus par le truchement des technologies numériques. En effet, sauf à considérer qu’un retour en arrière est possible, il est préférable (et urgent) d’apprendre à débattre, échanger, et négocier en ligne.
Car, à bien y regarder, les outils de communication à distance offrent aussi des avantages considérables. En premier lieu, les courriels et messageries instantanées nous placent d’emblée dans le monde de l’écrit, réputé plus sûr que celui de l’oral dans nos sociétés occidentales. Il est par exemple conseillé, après une réunion de travail en présentiel, de résumer par écrit les points d’accord et de désaccord pour dissiper tout malentendu et conserver, le cas échéant, un document opposable. En outre, les outils de communication à distance offrent plusieurs éléments de confort : possibilité de ne pas répondre, de répondre au moment désiré, de répondre malgré la distance, de répondre après réflexion, de répondre après investigation… Il s’agit ici de tirer avantage du caractère asynchrone de la communication en ligne. Enfin, la communication à distance permet de niveler les rapports de force en focalisant les débats sur les arguments, indépendamment de facteurs contextuels tels que la hiérarchie ou le nombre par exemple. Ainsi, des personnes qui n’auraient jamais pris la parole dans le cadre d’un débat, d’un échange ou d’une négociation en présentiel trouveront-elles plus de confort dans le cadre d’un échange en ligne. A contrario, les personnes charismatiques – ou jouissant d’une autorité dans le groupe – verront leur emprise sur celui-ci diminuer. Les rapports de domination – liés à l’âge, au sexe, au statut, à la hiérarchie, au nombre, etc. – sont ainsi atténués dans les échanges en ligne.
Autant d’avantages finalement que n’offrent pas les échanges en personne, et qui sont décisifs dans le cadre de discussions à fort enjeux : négociations stratégiques dans le domaine des affaires, résolutions de conflits dans le domaine diplomatique, négociations sociales dans le domaine syndical, débats académiques dans le domaine universitaire…
Mais pour éviter les écueils décrits plus haut, il convient néanmoins de suivre quelques règles et bonnes pratiques garantissant une communication intelligible, respectueuse, et constructive. Premièrement : systématiquement relire les messages à envoyer pour s’assurer qu’ils sont appropriés et qu’aucune mauvaise interprétation n’est possible (une relecture par un tiers de confiance s’avère très souvent utile). Deuxièmement : toujours laisser la porte ouverte à des échanges en personne (le distanciel ne devant pas devenir la nouvelle norme). Troisièmement : accorder invariablement le bénéfice du doute à l’interlocuteur, et demander des éclaircissements lorsque nécessaire. Armés de ces quelques règles élémentaires, il est probable que les professeurs de Sciences Po Grenoble à l’origine de la polémique auraient réussi à maintenir le débat ouvert et vivant, comme le veut la tradition dans un Institut d’Etudes Politiques. Dans ce contexte, la décision récente de la direction de Sciences Po Grenoble de s’entourer d’un Comité de personnalités pour soutenir son projet, et garantir la qualité du dialogue entre les étudiants et les enseignants, doit être saluée.
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[1]. Janice Nadler et Leigh Thompson, « Negotiating via information technology: Theory and application », Journal of Social Issues, 58(1), 2002.
[2]. James Crosswhite, Deep Rhetoric: Philosophy, Reason, Violence, Justice, Wisdom, University of Chicago Press, 2013.
[3]. Vanessa Bohns et Mahdi Roghanizad, « Ask in person: You’re less persuasive than you think over email », Journal of Experimental Social Psychology, 69, 2017.