Retraites: en défense des projections edit
Le débat en cours sur la réforme des retraites a deux grands volets : un débat sur son contenu, et un débat sur la pertinence des projections qui la motivent et les lectures qu’on peut en faire. Sur ce deuxième débat, le COR est tour à tour accusé d’avoir rosi ou noirci le tableau. On pourrait juger que ces critiques opposées se neutralisent et que, somme toute, le COR aurait trouvé la voie médiane qu’il faut entre optimisme et pessimisme. Mais il est difficile de s’en contenter. Si débat il y a, c’est parce que les projections sont fatalement entachées d’une forte dose d’incertitude. Comment s’en accommoder ? L’incertitude doit-elle faire renoncer à tout exercice de projection à long terme comme on le lit parfois ?
Un petit flashback aide à prendre du recul, car ces questions-là sont régulièrement revenues sur le tapis. Elles sont revenues avec une intensité variable selon les deux principales composantes de cette incertitude, démographique et économique. S’ajoute la question de savoir ce qu’on entend exactement par déficit du système de retraite.
Dans les tous premiers temps du débat sur les retraites, dans les années 1980, c’est l’incertitude démographique qui était la plus fréquemment mise en avant. Le message dominant était que le vieillissement ne tenait qu’aux niveaux courant et à venir de la fécondité. Il allait dépendre de s’il y aurait assez d’enfants pour que les générations se renouvellent. Or les données en la matière étaient moins assurées qu’elles peuvent l’être aujourd’hui. Les premières projections à long terme – 2040 à l’époque – se sont ainsi heurtées à beaucoup de scepticisme, parfois jugées à peine plus crédibles que de lire dans la boule de cristal.
Pourquoi sont-elles néanmoins rentrées dans les mœurs ?
Il y a d’une part le fait que le système de retraite est un système à forte inertie. Lorsqu’on en touche un paramètre à la date t, les effets s’en manifestent pendant plusieurs décennies. Selon une image proposée à l’époque, c’est un paquebot qu’on essaye de piloter – on peut même dire plusieurs vaisseaux tant que le système n’aura pas été unifié. Cela suppose davantage d’anticipation que la conduite d’un dériveur : on ne peut pas décider à la date t sans un minimum de vision de ce qu’il y a au loin, même si l’image en est instable.
Mais il y avait aussi le fait que, même si rien n’est prévisible à 100%, certaines choses le sont quand même plus que d’autres. En l’occurrence, l’accent sur le non-remplacement des générations était mal placé. Le plus gros du vieillissement anticipé tenait à un phénomène très prévisible, le contrecoup du baby-boom. Avoir eu de plus en plus de gens en activité avait longtemps compensé l’allongement de la durée de vie. Incontestablement cela facilitait la gestion des retraites. Mais on savait qu’on allait avoir l’inverse à partir du moment où cela allait vouloir dire de plus en plus de gens à la retraite, en gros de 2005 à 2035, période sur laquelle allongement de la durée de vie et effet du baby-boom allaient jouer dans le même sens. C’est comme cela que s’est peu à peu imposée l’idée que le vieillissement était inéluctable. La suite des événements l’a confirmé et les problèmes d’aujourd’hui seraient d’une autre ampleur si on avait totalement ignoré les projections de l’époque.
Mais, du même coup, on a quelque peu perdu l’habitude de mettre en avant la part d’incertitude démographique. L’incertitude économique est passée au premier plan. Comment en est-elle venue à dominer le débat et faut-il un rééquilibrage ?
Si l’inconnue économique pesait peu à l’origine, c’est que son effet était objectivement de deuxième ordre pour des projections exprimées en termes de dépenses ou de déficits rapportés au PIB. On partait d’un système dont les paramètres les plus importants étaient indexés sur les salaires et cet arrimage rendait les résultats des projections très peu sensibles aux hypothèses de productivité.
Ce qui a changé la donne est le passage à l’indexation sur les prix. Celle-ci est un moyen de freiner voire faire baisser les dépenses de retraite en parts de PIB, en faisant décrocher la retraite moyenne en proportion des salaires courants. Or l’ampleur de l’effet dépend des hypothèses de croissance. À la limite, quand il n’y a plus de croissance du tout, indexation prix et indexation salaires sont équivalentes. Tout cela est maintenant très bien connu. La plupart des participants au débat ont en tête l’éventail des projections de déficit en fonction des hypothèses de productivité, d’où les débats récurrents sur ces hypothèses. On commence aussi à bien prendre conscience de ce que ceci passe par une incertitude d’égale ampleur sur le niveau de vie relatif futur des retraités.
L’examen des rapports successifs du COR témoigne de cette bascule. Dans le tout premier d’entre eux, en 2001, la question des règles d’indexation et de leur impact était déjà mise en avant, mais les variantes démographiques n’en restaient pas moins présentées avant les variantes économiques. C’est après la crise financière de 2008-2009 que les variantes économiques sont passées complètement au premier plan. Elles ont été les seules à être explorées par le COR dans le premier exercice post-crise de 2010 et ça n’avait pas choqué : cette crise a fait prendre conscience que la croissance économique était vraiment devenue quelque chose de très incertain (sans même parler du fait qu’une réforme des retraites a un impact sur cette croissance, en modifiant le taux d’emploi par exemple, ou les dépenses publiques).
Les variantes démographiques ont ensuite refait leur apparition mais sans retrouver la visibilité qu’elles avaient au tout début du débat. Or la parenthèse du baby-boom va progressivement se refermer, ce qui devrait retirer un facteur d’inertie à cette partie du diagnostic. On va être confronté à une incertitude économique qui est toujours aussi grande et une incertitude démographique qui pourrait remonter en puissance. Que faire face à une telle conjonction ?
Encore une fois, la réponse n’est pas d’arrêter de faire des projections, il faut apprendre à faire avec les problèmes qu’elles soulèvent.
Une première solution est celle des clauses de rendez-vous. Si l’espérance de vie croit beaucoup moins vite que prévu, par exemple, alors on rouvre la discussion sur le paramétrage du système, et inversement si elle ré-accélère. Et de la même façon face aux autres aléas, qu’ils soient économiques ou qu’ils portent sur la fécondité ou les flux migratoires. On reste quand même dans du pilotage par à-coups.
De manière plus radicale mais à ce jour pas très consensuelle, on peut réfléchir à des règles qui assureraient par défaut l’équilibre du système quelles que soient les trajectoires suivies par la productivité et le ratio retraités/actifs. Par exemple, revenir à l’indexation sur les salaires mais diminuée de la croissance qu’on observe chaque année pour le ratio retraités/cotisants, à règle donnée pour l’évolution de l’âge de la retraite, une option pouvant être, pour ce dernier, d’indexer sur l’espérance de vie du moment. Ceci a été la proposition du rapport Blanchard-Tirole de 2021, et avait aussi été exploré dans le sillage de la réforme de 2014. Les travaux conduits à l’époque avaient cependant montré qu’elle avait besoin d’être davantage expertisée, car une règle dont les effets paraissent évidents à première vue peut soulever des problèmes imprévus lorsqu’on la teste dans tous ses détails. De plus, même si se confirmait sa capacité à assurer un équilibrage par défaut, viendrait surement la demande que cet automatisme soit débrayable, quand on constaterait des évolutions excessivement problématiques pour les actifs et/ou les retraités.
Dans l’attente que ceci puisse éventuellement aboutir, que conclure sur la robustesse des prévisions de déficit conduites par le COR, puisque déficits il y a bien dans la majorité de ses scénarios ?
On peut très bien convenir que les évolutions récentes de la mortalité suggèrent un aléa qui va plutôt dans le sens de leur modération. Mais il y a des aléas susceptibles de jouer dans l’autre sens. Les hypothèses basses de productivité du COR font-elles suffisamment de place à la demande d’une croissance plus sobre, par exemple ? Il peut sembler paradoxal à ce titre que ce soient souvent les mêmes qui expriment cette demande de sobriété et qui s’appuient sur les hypothèses hautes du COR pour relativiser le problème des retraites. Ce paradoxe mériterait d’être davantage creusé. Sans parler de l’idée de remédier à la crise climatique par la décroissance de la population : dans ce cas, les projections du COR sont à revoir dans un sens bien plus défavorable. Ce coup-ci, le non-renouvellement des générations finirait par vraiment impacter l’équilibre des retraites.
Il faut enfin rappeler que, en plus de dépendre des hypothèses macroéconomiques et démographiques, les déficits dépendent aussi de ce qu’on pense être les ressources normales pérennes du système. C’est là que se greffe une incertitude sur la notion même de déficit. Sa cause est qu’on n’est plus du tout dans l’idéal-type d’un système de retraite qui serait équilibré par les seules cotisations bien prévisibles des assurés sociaux et leurs employeurs. L’équilibre est tributaire des concours de l’Etat, et une troisième inconnue est donc celle des marges qui existent dans ce domaine. C’est ce qui débouche sur ces fameuses deux conventions de calcul de déficits, selon que l’Etat recycle ou non vers les régimes déficitaires les économies qui pourraient progressivement apparaître sur les régimes qui bénéficient de ses subventions d’équilibre.
Faut-il croire à la plus optimiste ou à la plus pessimiste de ces deux conventions ? Du côté de la première, il y a ceux qui pensent que l’État est certes très sollicité mais qu’il a aussi beaucoup de marges de manœuvre, qu’il pourra toujours refinancer sa dette à faible taux et continuer d’en faire profiter le système de retraite. Et, de l’autre côté, ceux qui pensent qu’il a trop d’autres besoins à satisfaire, ou que le risque de crise des finances publiques ne peut plus être négligé. Pour le coup, prévoir à quel moment un tel risque se concrétiserait relèverait vraiment de la divination. Mais on ne peut ignorer cette problématique générale de finances publiques. En zoomant sur le seul équilibre des retraites et l’incertitude qui lui est propre, on oublie qu’il est un morceau d’un sujet plus vaste, c’est aussi à ce niveau global qu’il faut apprécier les risques.
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