Refonder la relation du citoyen avec l’État edit
Depuis la dissolution de l’Assemblée nationale en juin 2024, les citoyens français assistent, consternés, au triste spectacle que leur propose le monde politique. Par moments, on se demande si on assiste à la dernière saison d’une mauvaise série télévisée, entretenue nuit et jour par les chaines de diffusion en continu et par les réseaux sociaux.
Tout cela serait divertissant si on ne parlait de l’avenir de notre nation, confrontée à de multiples défis (la transition énergétique, l’éducation de nos enfants, la guerre aux portes de l’Europe, etc.) dans un contexte contraint par une dette publique abyssale héritée de plusieurs dizaines d’années de gestion laxiste.
Les péripéties quotidiennes (censure du gouvernement Barnier, recherche d’une majorité improbable pour tenir jusqu’à l’été, etc.) ont incontestablement une odeur de fin de règne. Mais elles signalent aussi l’épuisement d’un système politique et partisan et, au-delà, des croyances et représentations sur lesquelles il s’appuie.
Si l’enjeu est d’inventer un avenir, et non plus de gérer le poids de l’héritage, l’heure est peut-être venue de nous interroger sur le fameux « modèle français » auquel tout acteur politique proclame son attachement, soucieux du risque de voir sa carrière interrompue brutalement s’il venait à le remettre en cause. Ce modèle est-il soutenable ? Repose-t-il sur un socle de valeurs permettant d’assurer un minimum de cohésion sociale autour d’un projet commun ?
Rien n’est moins sûr. Or, sans projet commun, les événements politiques ne sont au mieux que de vulgaires gestions de rapports de force, au pire de tristes confrontations des ambitions individuelles. C’est bien ce que nous vivons aujourd’hui avec Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen qui ne sont guidés que par un seul objectif : pousser Emmanuel Macron à la démission pour provoquer une élection présidentielle anticipée que chacun s’estime en situation de gagner.
Une telle élection, en 2027 ou avant, pourrait nous conduire à un second tour entre ces deux leaders populistes, cas de figure longtemps improbable. Comment en sommes-nous arrivés là ? Cette question mérite qu’on s’y attarde un instant, car elle révèle une donnée structurelle de notre fameux modèle : l’usure automatique du pouvoir.
Depuis le début de la Cinquième République, nous avions un système stable, en ce sens que les deux blocs majoritaires étaient construits autour des partis de gouvernement, qu’ils soient de droite (UDR, devenu RPR puis UMP puis LR) ou de gauche (SFIO, puis PS et associés). Les extrêmes étaient minoritaires, et le centre avait bien du mal à exister. Nos institutions, où l’élection présidentielle structure la vie politique, conduisaient depuis 1981 à des alternances entre ces deux blocs majoritaires, même quand le Front national s’est invité au second tour en 2002.
L’élection présidentielle de 2017 a mis un terme à cette stabilité : profitant de primaires désastreuses, à gauche comme à droite, Emmanuel Macron a réussi à rassembler au centre, conduisant à un affaiblissement historique de LR et du PS. Ensuite, au fil du temps, l’usure du pouvoir a conduit une proportion significative d’électeurs à se rapprocher des extrêmes populistes (RN et LFI), conduisant finalement à la répartition en trois blocs issus des législatives de l’été 2024. Cette assemblée, avec laquelle il faut composer au moins jusqu’en juillet 2025, est particulièrement difficile à gérer pour le pouvoir exécutif, comme on l’a vu avec la motion de censure du gouvernement Barnier. La tâche du nouveau Premier ministre, François Bayrou, sera tout aussi difficile, alors même que la France a vraiment besoin de réformes dans de nombreux secteurs, et à court terme d’un budget pour l’année 2025.
Au-delà de cette situation particulière, est-il possible de gouverner ce pays sereinement, c’est-à-dire dans un cadre apaisé de discussion permettant de mettre en œuvre des décisions dans le sens de l’intérêt général, et suffisamment pérennes pour installer la confiance de toutes les parties prenantes intérieures et extérieures au pays, dont les agences de notation qui conditionnent le coût de notre accès aux emprunts ? Pour ma part, je pense que la réponse est clairement négative, certes en raison des règles constitutionnelles et de la conjoncture politique du moment, mais surtout parce que le « modèle français » ne peut plus fonctionner, surtout en étant excessivement contraint par une économie pas assez efficiente et par une dette excessive.
Le nœud du problème, c’est un État omniprésent dont nos compatriotes attendent beaucoup trop. Avec un taux de prélèvements obligatoires égal à 48% du PIB, la sphère étatique exerce une pression asphyxiante sur l’économie, et d’une façon plus générale sur l’ensemble de l’activité du pays. Bien entendu, nous ne sommes pas arrivés là en un jour, et nombre de dépenses sont parties d’intentions louables, mais nous sommes allés trop loin, et ceci depuis plusieurs décennies.
Il est normal que l’État verse des allocations à ceux que la vie a injustement défavorisés, comme les personnes en situation de handicap, mais ces allocations doivent être réservées à ceux qui en ont réellement besoin, et non prétendre à réduire toutes les inégalités, et ceci pour deux raisons : la première, c’est que l’État n’en a pas les moyens, et la seconde c’est que ces allocations ne pourront jamais être perçues comme suffisantes. Les aides sont évidemment bienvenues pour pouvoir traverser une période difficile, mais sur le long terme un être humain ne peut pas trouver de réel équilibre dans l’assistanat.
La clé du bien-être, c’est la réalisation de soi-même, de ses talents, quels qu’ils soient, et le rôle de la puissance publique est d’aider à cette réalisation, en particulier par l’éducation de tous afin de leur permettre de trouver leur juste place dans la société. Intégrer cette évidence devrait permettre à chacun, face à un problème, de se poser d’abord la question de sa propre contribution, et de ne solliciter l’État qu’en dernier recours.
Mais au lieu de cela, le réflexe fortement majoritaire, relayé par plusieurs partis et syndicats, est de demander toujours plus, et donc de se condamner à être toujours déçu par nos dirigeants politiques. C’est pour cela que, partant d’un certain niveau de confiance au lendemain de leur élection, tous nos politiciens voient leur cote de popularité diminuer continûment pour atteindre des niveaux toujours plus bas, comme en témoignent les maigres 21% de confiance affichés par Emmanuel Macron.
Pour aggraver les choses, notre système de référence collectif a progressivement installé dans nos mentalités que le travail devait être réduit le plus possible, avec des mesures comme les 35 heures ou la réduction de l’âge de départ à la retraite, et le tout bien sûr en augmentant notre niveau de vie, ce qui relève de la pensée magique. Résultat, nous vivons au-dessus de nos moyens depuis plusieurs décennies, et donc nous empruntons toujours plus, jusqu’au niveau insoutenable de dette de 112% du PIB. Comme nos politiciens ont fait la politique de l’autruche en faisant mine de croire que les taux resteraient toujours très bas, l’État est maintenant obligé de consacrer au paiement des intérêts une somme astronomique qui sera dès l’an prochain supérieure au budget de l’Éducation nationale ! Nous allons payer plus pour assumer nos erreurs du passé que pour élever nos enfants et préparer l’avenir. Et ceci pour de nombreuses années.
Le plus invraisemblable, c’est que certaines forces politiques proposent de continuer dans la voie qui nous a menés à la situation présente ; plus de dépenses pour rendre les Français encore plus dépendants de l’État, plus de prélèvements qui vont encore un peu plus freiner notre économie, et plus de dette car bien entendu les dépense seront au rendez-vous alors que les recettes ne le seront pas. Ces propositions sont anti-économiques, démagogiques et irresponsables, mais n’empêcheront probablement pas leurs auteurs de continuer à solliciter nos suffrages, et pour nombre d’entre eux de les obtenir.
Tout cela n’a que trop duré. Il faut inverser d’urgence notre propension à tout attendre de l’État, et d’arrêter de penser qu’en travaillant toujours moins nous pourrons continuer à vivre confortablement en empruntant toujours plus, faute de quoi nous léguerons à nos enfants et à nos petits-enfants une situation ingérable qui les amènera à vivre des traumatismes du même ordre que ce qu’ont vécu les Grecs au cours des dix dernières années. Les générations futures n’ont pas besoin de cela, elles qui vont déjà devoir gérer la transition climatique, où là aussi nous avons piteusement procrastiné.
Mais bien sûr, il est très difficile de se faire élire sur un tel programme. C’est pourquoi l’élan doit partir de chacun d’entre nous, et ce n’est pas facile quand on vit avec le ressenti que tout peut continuer comme avant. Quand un pays sort d’un traumatisme comme la Deuxième Guerre mondiale, il y a un projet commun de reconstruction qui se définit à partir des valeurs fondamentales, et chacun est naturellement « embarqué » dans cette aventure. A contrario, la situation actuelle n’est pas ressentie comme suffisamment grave pour générer cet élan, et la tendance observée est d’essayer de tirer son épingle du jeu individuellement.
Comme il n’y a rien à attendre des acteurs politiques pour les raisons détaillées plus haut, c’est donc de la société civile que pourra venir un éventuel sursaut : il faut absolument que des personnalités indépendantes se lèvent et portent un message simple et mobilisateur de sursaut collectif, y compris en s’engageant dans des responsabilités politiques, mais hors des partis et sans objectif d’en faire leur activité principale.
Pour l’État, il faudra bien un jour engager une réforme en profondeur, à condition d’avoir des responsables politiques courageux et compétents, élus sur un mandat clair. Pour bien faire, il faudrait mener un exercice « base zéro » consistant à se poser la question, dans chaque secteur, du rôle de l’État et de sa déclinaison opérationnelle la plus efficiente : vaste programme !
Ce sursaut, pouvons-nous le faire sans y être contraints par la crise, et par la perte de souveraineté qui en résultera ? Nul ne le sait, et à titre personnel je n’y crois pas beaucoup, mais il n’est pas interdit d’espérer.
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