Espagne: une réflexion sur la longévité du gouvernement edit

11 février 2025

Celle-ci n’est en rien garantie, et gouverner l’Espagne n’a rien d’un long fleuve tranquille. En effet, déjà lors de la précédente législature (2019-2023), mais plus encore depuis le début de celle-ci en juillet 2023, Pedro Sánchez n’avait pu être investi Premier ministre – plus de quatre mois après les législatives – qu’en rassemblant une coalition hétéroclite et fragile. Construite autour de l’alliance PSOE-Sumar (à la gauche du PSOE), elle regroupe aussi divers partis régionaux, dont des nationalistes basques et des indépendantistes catalans (ERC ainsi que Junts, le parti de Carles Puigdemont).

Pour atteindre la majorité, il avait été nécessaire d’ajouter Junts à la coalition précédente, ce qui a fort compliqué l’équation. Il avait tout d’abord fallu s’engager à faire voter une problématique loi d’amnistie pour les faits liés à la tentative sécessionniste mort-née de 2017, alors que Sánchez avait auparavant déclaré impossible une telle amnistie, parce qu’inconstitutionnelle. Mais aussi lier de façon permanente le sort de la coalition au risque d’un chantage de Junts, un parti toujours tenté de montrer à son opinion régionale qu’il est le meilleur représentant des intérêts catalans en s’opposant à « Madrid », ainsi caractérisé comme la cause principale de toutes les difficultés de la Catalogne. Cela n’a d’ailleurs pas manqué, Junts s’est ingénié à de nombreuses reprises à montrer que le gouvernement était dépendant de son bon vouloir. L’opposition emmenée par le Partido Popular (PP) en profitait pour appeler à renverser le gouvernement, considéré depuis 2018 comme illégitime et dangereux pour l’unité de l’Espagne, Junts cherchait à marquer des points par rapport à son rival ERC, et il faut bien admettre que le trouble qui s’était emparé d’une partie de l’opinion publique pouvait s’étendre jusqu’à certains secteurs de l’électorat traditionnel du PSOE.

Pourtant, en dépit de ces indéniables facteurs de précarité, le gouvernement de Pedro Sánchez est parvenu à tenir dans la durée, et à agir. Au-delà de l’habileté tactique de Sánchez, elle aussi indéniable, la principale explication de cette longévité tient à l’absence d’alternative politique. Il faut ici rappeler que selon la Constitution espagnole, le gouvernement ne peut être censuré que si l’opposition réunit une majorité alternative de gouvernement, ce que l’on appelle la « défiance constructive ». Une disposition similaire existe aussi en Allemagne ou en Belgique, mais pas en France (elle aurait peut-être sauvé le gouvernement Barnier !). Or cette majorité alternative n’existe pas.

Elle devrait arithmétiquement réunir au moins Vox (extrême droite), le PP, les nationalistes basques du PNV ainsi que Junts, un parti d’orientation conservatrice. En septembre 2023, Feijóo avait bien tenté de réunir une telle coalition pour briguer l’investiture, mais il avait échoué, ce que l’on pouvait savoir par avance. En effet, la présence dans un même gouvernement de Vox, un parti centralisateur et opposé aux autonomies régionales, est incompatible avec celle du PNV ou de Junts, qui promeuvent au contraire l’autonomie, voire l’indépendance de leur région. 

Récemment, Junts avait poursuivi sa guérilla parlementaire en mêlant ses voix à celles de Vox et du PP pour rejeter un texte comportant diverses mesures à caractère social, la plus importante d’entre elles concernant le relèvement des pensions. Un tel texte, composé de mesures ad hoc, était rendu nécessaire par le fait que depuis 2023, le gouvernement n’avait toujours pas été en mesure de faire voter un budget, et avait pour but de ne pas faire subir aux plus vulnérables les effets d’une attente déjà longue, et dont le terme restait incertain. Or, ce rejet est mal passé dans l’opinion, notamment auprès des douze millions de retraités. C’était une faute politique qui s’est retournée très rapidement contre ses initiateurs. En cinq jours, Sánchez a été, moyennant des concessions assez mineures, en mesure de conclure un accord avec Junts qui ouvre la voie au vote dudit texte, à la poursuite de la législature vraisemblablement jusqu’à son terme, et probablement aussi – enfin – au vote d’un budget. Sánchez, porté par une conjoncture économique favorable qui lui donne d’appréciables marges d’action, sort renforcé de l’épisode, tandis que Junts sauve la face (mais sans plus) et que Feijóo paraît hors-jeu.

On savait, notamment à cause de la rivalité qui l’oppose à Isabel Diaz Ayuso, la présidente PP de la région de Madrid, que son leadership sur le parti était contesté. Mais aujourd’hui, il l’est apparu encore plus, parce qu’incapable de définir une stratégie efficace. Il avait – entre autres – tenté de mettre en place une offensive judiciaire contre Sánchez et ses proches, fondée sur la montée en épingle de prétendues « affaires » qui se révèlent largement sans fondement. On verra, mais il est possible que ce soient désormais les heures de Feijóo à la tête du PP qui soient comptées.

Ces péripéties, un peu tactiques, ne sont quand même pas sans importance parce que la longévité d’un gouvernement est ce qui lui permet d’inscrire son action dans la durée, et ce n’est pas indifférent. Après plus de six ans passés à la tête du gouvernement, et avec la perspective d’encore deux années avant les prochaines législatives (2027), il devient possible de se former une idée assez exacte de l’action de Sánchez. Incontestablement, celle-ci est orientée en faveur des catégories les plus populaires ou défavorisées. Le salaire minimum, au départ nettement plus bas que dans les pays du nord de l’Europe, a été relevé à plusieurs reprises et au total de près de 50%. La réforme du code du travail - résultat d’une négociation sérieuse réunissant tous les partenaires sociaux – a permis de réduire la précarité au travail (cela avait été l’un des moyens auxquels l’Espagne avait dû recourir après la crise des subprimes, qui l’avait durement frappée), et les mesures prises lors du Covid ont permis à la fois le maintien de l’emploi et le rebond de l’activité à la sortie de la crise. Des mesures sont également prises ou en projet quant à la durée ou la pénibilité du travail. On a déjà indiqué que Sánchez bénéficie d’une conjoncture favorable : une croissance à 3,2% en 2024, bien supérieure à celle de l’Allemagne ou de la France, un chômage repassé sous la barre des 11% (26% en 2012), une inflation qui semble désormais maîtrisée. La fréquentation touristique bat des records (93 millions de visiteurs l’année passée) ainsi que les revenus qu’elle procure, et tous ces paramètres permettent au gouvernement d’améliorer le pouvoir d’achat tout en favorisant la compétitivité et en réduisant l’endettement. De quoi faire des envieux ! L’Espagne parvient notamment à tirer un bon parti des 140 milliards d’euros qu’elle reçoit au titre du plan #nextgenerationEU ce qui, selon certaines estimations, lui procurerait de 1,2 à 2 points de croissance additionnelle, et ce n’est pas rien. Au chapitre des avancées, ce gouvernement agit en faveur de l’égalité de genre, contre les violences sexistes et, de façon plus générale, contre les injustices et les inégalités. Cela le distingue nettement du PP, très flou sur ces questions, et plus encore de Vox, qui les nie carrément. Curieusement, ces bons résultats semblent ne pas avoir encore complètement imprimé leur marque dans l’opinion, mais cela pourrait finir par arriver. Les détracteurs de Sánchez s’emploient à propager le mantra que son action ne serait mue que par un goût immodéré du pouvoir, et le désir de s’y maintenir à tout prix et quelles qu’en soient les conséquences. La simple observation des faits et des résultats infirme cette opinion.

D’autre part, Sánchez est parvenu à restaurer le dialogue avec les forces politiques en Catalogne et à y faire nettement baisser la tension, là où le gouvernement précédent (Rajoy, déjà largement oublié), ne faisait que l’attiser. La question de l’indépendantisme n’y a pas disparu, mais elle est passée au second plan. Avec courage (il a su prendre des risques) et lucidité, il s’emploie à mettre l’Espagne sur une voie moderne d’inspiration fédérale, qui est de nature à enfin réconcilier le pays avec lui-même et à lui permettre de tirer le meilleur parti de sa riche diversité. C’est au demeurant une œuvre de longue haleine, qui comportera encore plusieurs étapes. Il faudra notamment résoudre l’épineuse question du financement des régions, et le point d’équilibre entre État central et régions est loin d’avoir été trouvé, entre autres parce que ces dernières ont des intérêts contradictoires. Il ne sera pas facile de les englober dans un même cadre. Au moins une méthode de concertation a-t-elle été proposée, qui rompt avec la paralysie antérieure. Sanchez a aussi beaucoup mieux arrimé son pays à l’Europe, qui n’avait jamais intéressé ni Rajoy, ni Feijóo. Sauf, en ce qui concerne ce dernier, pour essayer d’y faire blâmer l’action de son pays ! Aujourd’hui, et c’est le fruit d’un accord de fond avec Ursula Von der Leyen, la socialiste Teresa Ribera est vice-présidente de la Commission, dotée d’un ample portefeuille, pour une transition juste, propre et compétitive. Les conservateurs bavarois en guerre contre le « Green deal », avec à leur tête Manfred Weber, avaient bien tenté de bloquer cette nomination, mais heureusement en vain.

Pour conclure, on voit ainsi que le gouvernement de Pedro Sánchez constitue un atout sérieux et véritable pour le progrès de son pays, et c’est déjà en soi un résultat appréciable. Mais sa portée va au-delà. Dans un monde tourmenté où les vagues autoritaires ou populistes semblent prendre de l’ampleur un peu partout, il n’est pas indifférent qu’un gouvernement d’inspiration social-démocrate voie son action couronnée de succès et capable de durer. Ce peut être autant une source d’espoir que d’inspiration. Après tout, elles ne sont pas légion.