Rapports Duclert et Muse: le pouvoir français face à la crise rwandaise edit
Le 26 mars dernier, puis le 19 avril, ont été publiés les rapports Duclert et Muse, respectivement en France au Rwanda[1]. Ces derniers n’ont guère été l’objet de comparaisons approfondies, les commentaires ayant été surtout basés sur la conclusion du premier et la synthèse du second en langue française. Il est vrai qu’une lecture approfondie de leurs contenus respectifs exigeait des délais s’accordant mal avec les exigences médiatiques. Avec le léger recul que permet désormais l’achèvement de la séquence ouverte le 26 mars et close deux mois plus tard par le discours du Président de la République à Kigali, sans doute est-il possible aujourd’hui de dégager les apports de ces deux textes pour la compréhension de ce que fut la politique française entre l’automne 1990 et la perpétration du génocide des Tutsi rwandais (avril-juillet 1994).
Tout d’abord, il paraît nécessaire de comprendre en quoi ces deux rapports se différencient et en quoi ils se complètent. L’un et l’autre ont mis en œuvre une méthodologie très différente. À cet égard, le rapport Duclert part d’une fiction épistémologique qui est le fruit de la lettre de mission du Président de la République[2] : le rapport se déploie comme si les membres de la commission ignoraient tout du sujet lors de l’ouverture des archives françaises, ce qui est évidemment impossible au vu du savoir historiographique accumulé depuis 27 ans, de la masse de témoignages, d’articles de presse, de documentaires, de pièces d’archives déjà connues, etc. Cette fiction est de nature à gêner quelque peu un lecteur informé, qui peut avoir l’impression que l’analyse produite est partie d’une tabula rasa qui n’a évidemment jamais existé : la plupart des éléments sur la politique française étaient en quelque sorte « sur la table » lorsque la commission a été formée en avril 2019. À quoi s’ajoute le fait que le rapport Duclert – lettre de mission oblige, là encore – se centre exclusivement sur les archives françaises, c’est à dire presque exclusivement sur des archives écrites d’Etat. Ce spectre restreint de son archivistique, auquel s’ajoutent des manques liés à diverses lacunes, à des disparitions de documents et à des refus de communication (par le bureau de l’Assemblée nationale en particulier) peut donner un sentiment d’insuffisance sur certains points. Pourtant, la longueur du rapport, son aspect souvent extrêmement détaillé, ont contribué à créer une forme de « factualité » du texte, qui semble avoir paru de bon aloi aux différents médias. Celles-ci en ont d’ailleurs accepté les acquis de manière assez unanime au lendemain de sa publication.
Le rapport Muse, quant à lui, part de prémisses très différentes : réalisée par une équipe de juristes beaucoup plus étoffée (plus d’une quarantaine de personnes) ayant commencé leur travail deux ans avant la commission Duclert, son texte, sensiblement plus court que le rapport de celle-ci, est paradoxalement bâti sur une archivistique beaucoup plus large, incluant, en plus des archives rwandaises, des extrait d’ouvrages, des articles, des témoignages. Il traite en outre d’un segment chronologique plus étendu, en prolongeant les investigations au delà de l’année 1994 à travers la question des efforts français de dissimulation de la politique suivie depuis 1990. Il organise en outre une proximité voulue avec l’expérience des victimes en ponctuant le texte de témoignages de rescapé.e.s, dont les affects ne se trouvent donc pas rejetés hors du spectre du rapport. Ce dernier, paru trois semaines après celui de la Commission Duclert, a en outre l’habileté de parvenir à intégrer certains de ses acquis et de discuter ses formulations, accroissant l’impression de convergence entre les deux documents. À ce titre, sans doute peut-on dire que les deux textes se sont épaulés plutôt que contredits, renforçant ainsi la crédibilité des enquêtes menées de part et d’autre. L’impression pouvait dès lors prévaloir qu’il n’y avait décidément qu’une seule « vérité historique », puisque deux équipes très différentes ayant travaillé selon des principes méthodologiques et épistémologiques différents eux aussi, avaient abouti, somme toute, à un résultat globalement identique.
Tout en écartant l’un et l’autre toute « complicité » française (entendue, il est vrai au sens courant du terme, et non au sens du droit international et de sa jurisprudence actuelle), les deux rapports portent sur la politique française entre 1990 et 1994 un regard extrêmement sévère.
La formule clé du rapport Duclert a été maintes fois reprises, au point qu’elle a fini par résumer à elle seule la totalité d’un texte très peu lu de bout en bout : « La recherche établit donc un ensemble de responsabilités, lourdes et accablantes », dit sa conclusion[3]. La phrase-clé du rapport Muse, qui a fourni aussi une partie de son titre, est plus explicite et, dans une certaine mesure, plus accusatoire : « L’Etat français porte une lourde responsabilité pour avoir rendu possible un génocide prévisible[4]. » À quoi s’ajoute une considération d’importance : le fait que le soutien prolongé de la France au gouvernement en place a donné aux structures « Hutu Power » le temps nécessaire pour s’organiser et préparer le génocide.
À cet égard, les processus de décision politique sont particulièrement visés. Sur ce point, il est indiscutable que le rapport de la Mission Duclert se montre d’une rare précision, en prouvant de manière indiscutable que les mécanismes décisionnaires, entre les mains d’un très petit groupe d’hommes autour du Président Mitterrand, ont, entre 1990 et 1993, court-circuité les mécanismes normaux de décision, ignoré les avis contraires, puis persisté obstinément dans cette direction une fois le génocide commencé. Ici, l’implication personnelle de François Mitterrand apparaît comme absolument déterminante : il est particulièrement frappant d’observer qu’à chaque fois qu’un certain nombre d’options lui ont été proposées par son entourage, le Président a choisi systématiquement celle qui accroissait l’engagement français auprès du régime en place.
Si les aspects politiques ont été parfaitement analysés, les questions opérationnelles sont traitées en revanche de manière nettement moins approfondie par l’un et l’autre rapport : il eût fallu pour cela adopter un changement d’échelle radical, permettant aux investigations de descendre au ras du sol afin d’examiner les pratiques concrètes de l’armée française sur le terrain. Ce travail, à notre sens, reste à accomplir.
Le rapport Duclert, renforcé plutôt que contredit par le rapport Muse, a ainsi ouvert une brèche décisive dans le mur du déni français. Mais l’efficace du rapport n’a fait pleinement sentir ses effets que grâce à sa réception immédiatement favorable par la Présidence française d’une part, rwandaise de l’autre. En outre, une fois ce nouveau « discours de vérité » officialisé, encore fallait-il qu’il soit institutionnalisé par le Président français : ce fut chose faite à Kigali, le 27 mai dernier. Un séquence de deux mois s’est ainsi refermée, séparant désormais un « avant » d’un « après ». Ceci ne signifie pas que la recherche ne doive pas se poursuivre. Et encore moins que le négationnisme à l’endroit du génocide des Tutsi rwandais cessera de prospérer, ni que les thuriféraires de la politique suivie par François Mitterrand cesseront de tenter de refermer la brèche ouverte par le rapport Duclert, le 26 mars dernier. Mais désormais, espérons-le, leur tâche sera plus difficile.
[1] Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994). Rapport remis au Président de la République le 26 mars 2021, Paris Armand Colin, 2021, 1224p. Levy, Firestone, Muse, A Forseeble Genocide. The Role of the French Government in Connection with the Genocide of the Tutsi in Rwanda, 19 avril 2021.
[2] Lettre du 5 avril 2019, Ibid., p.5-6.
[3] La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994), op.cit., p.973.
[4] Levy, Firestone, Muse, Synthèse, p.20.
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