Santé : prévenir plutôt qu’effrayer edit
Les pouvoirs publics peuvent-ils employer tous les moyens pour préserver notre santé ? En 2008 les chiffres de consommation du tabac accusaient une forte baisse chez les adolescents, les fumeurs quotidiens étaient passés de 41% en 2000 à 29% en 2008, toutes les courbes (expérimentation, usage quotidien, usage intensif) étant orientées à la baisse à partir de 2003. En 2010 cependant, la consommation de tabac est repartie à la hausse pour l’ensemble de la population et particulièrement les femmes de 45 à 64 ans.
Le prix, les lieux de consommation, la communication sont les trois modes d’action utilisés couramment par les pouvoirs publics en matière de prévention du tabagisme. On a constaté qu’une hausse du prix de la cigarette supérieure à 10% permet de faire baisser la consommation de 2,5 à 5%, mais les récentes hausses du prix du tabac, sans doute insuffisantes, ont eu un effet négligeable. L’interdiction de fumer dans les lieux publics, si elle a permis de diminuer le tabagisme passif, est restée sans effet sur la consommation des fumeurs. La hausse du prix du tabac atteint sans doute des limites politiques : sachant que les milieux populaires sont nettement plus fumeurs, elle finit par être très impopulaire auprès d’eux. Depuis le 16 février dernier, le dernier outil de la lutte contre le tabagisme est donc l’imposition d’images d’horreur sur les paquets de cigarette, conseillée par l’Union européenne et essayée par un certain nombre de pays, dans la lignée des messages d’avertissement chocs.
Dans une société capitaliste dans laquelle l’industrie, à la recherche de profits sans cesse plus élevés, produit chaque jour de nouveaux risques, dans laquelle les scientifiques en décryptent sans cesse de nouveaux, le bombardement d’images (ou de formules) choc est-il vraiment le moyen le plus pertinent pour inciter des citoyens stressés à adopter des comportements de préservation de la vie et de tout ce qui lui est nécessaire, à commencer par le goût de la vie elle-même et la bonne humeur ?
Les personnes qui trouvent un avantage immédiat dans la consommation d’une drogue, un sentiment de détente, l’affirmation d’une identité, ou au contraire une excitation, peuvent-elles en être découragées par des images morbides ? Les jeunes qui adorent les films d’horreur et commandent déjà des « fumer tue » pourront collectionner les dents déchaussées et les poumons noircis. Les femmes qui continuent à accroître leur consommation pourront acheter de jolis porte cigarettes pour camoufler les bouches édentées.
La ministre de la Santé déclarait elle-même en octobre 2010 que la reprise de la consommation était pour partie liée à un « effet crise », les chômeurs (50% de fumeurs parmi eux) faisant partie des populations les plus à risque. Les images macabres auront-elles sur eux le moindre « effet » répulsif ? L’idée d’avoir les dents noires dans 20 ans pourra-t-elle leur permettre de surmonter l’angoisse, quand c’est la participation à la vie sociale, le paiement du loyer à la fin du mois qui leur est devenu incertain ?
Doit-on attendre, pour se prononcer sur l’impact social et politique de ces imagettes, des études mesurant les « effets » de l’image d’horreur sur la consommation ? Dans une société dans laquelle les risques produits par les industries viennent s’insérer dans les modes d’expression de l’individu, on ne peut qu’encourager les pouvoirs publics à penser des moyens de communication et de prévention plus subtils et respectueux de la sensibilité.
On connaît en réalité depuis longtemps les risques que comportent la diffusion d’images d’horreur ou de violence : en simplifiant, on dira qu’elles ont tendance à accroître le sentiment d’insécurité pour les adultes, tandis que pour les enfants, leur banalisation risque, au-delà de l’effet d’anxiété, d’insensibiliser à la violence elle-même, de rendre plus indifférent à autrui et de déréaliser la mort. De telles méthodes de communication prennent donc le risque d’ajouter un risque à un autre.
Pour les enfants des fumeurs, ces images seront porteuses d’une immense angoisse, en leur donnant une image de leurs parents dans un danger extrême et aimant ce danger Pour les jeunes fumeurs, connaissant leur capacité de distanciation et d’humour, le message d’horreur sera détourné aussitôt que reçu, et les images trop crues renvoyées à l’univers de la fiction, encourageant une nouvelle forme de dénégation de la mort. Pour les adultes fumeurs ou fumeuses, qui peuvent plus difficilement s’échapper par la dénégation, il y a un risque d’exacerber un sentiment de stigmatisation. Mais avant de stigmatiser un comportement social avec une telle violence, sous prétexte qu’il risque de creuser le déficit de la sécurité sociale, il serait nécessaire de réfléchir au sens social que représente l’infamie de telles images.
Dans une société fondée sur le respect des libertés, les politiques de prévention doivent accepter leurs limites lorsqu’elles cherchent à encadrer les comportements individuels. Avant de savoir si les images d’horreur auront le moindre effet, ne doit-on pas souligner qu’elles viennent franchir la limite de ce qu’un État de droit doit respecter lorsqu’il s’adresse à des citoyens ? Le respect de la libre conscience est-il compatible avec l’utilisation d’outils de communication qui cherchent à culpabiliser, par un harcèlement mental inspiré du neuromarketing, des citoyens coupables de se nuire à eux-mêmes ?
Certains proposent d’imposer la neutralité des paquets, cela paraît bien plus sensé. Contrôler la communication des groupes industriels producteurs de risque paraît bien plus légitime que de stigmatiser des personnes qui ont, comme chacun d’entre nous, leurs petites marottes, mais à l’égard desquelles la solidarité nationale doit aussi s’exercer. L’objectif de l’État-providence relève en principe du maintien du lien social et non de la diffusion de la déréliction.
Memento mori ! Les danses macabres du Moyen Âge, les vanitas cherchaient dans les siècles passés à enseigner à l’homme occidental un peu d’humilité et de sagesse. On voit mal pourquoi réserver aux seuls fumeurs la préparation d’un destin que nous savons commun à tous ! Encore faudrait-il savoir si c’est le rôle que nous reconnaissons à un État laïc.
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