Vidéos de violences sur les plateformes numériques: info, intox et radicalisation edit
Depuis une douzaine d’années les plateformes numériques du web transforment l’espace public en démocratisant la diffusion de l’information. Dans des moments de fortes tensions politiques et sociétales, l’activité des internautes est décuplée, d’autant que les plateformes facilitent les échanges par les diverses fonctions de partage et de recommandation et les orientent vers la communication visuelle, photo ou vidéo. La capacité de ces messages à construire des formes de mobilisation a acquis une forte visibilité pendant les « printemps arabes » de 2011 et les campagnes électorales, mais leur impact sur l’espace public et la formation des opinions se fait à bas bruit de façon permanente. Les vidéos de violence y connaissent une viralité exceptionnelle. D’après les enquêtes que je peux mener auprès des adolescents, cela va des violences contre les animaux, aux violences policières en France, aux Etats-Unis et en Israël, auxquelles s’ajoutent les vidéos de décapitation de Daech.
Dans le contexte actuel, les vidéos des violences dans les manifestations contre la loi sur le travail mobilisent depuis près de deux mois une grande part de l’attention des internautes. Une des vidéos de violences subies par CRS nantais publiée fin mai 2016 a obtenu en 24 heures 6 millions de vues et a dépassé les 8 millions en moins d’une semaine. La possibilité de documenter les violences, celles de casseurs comme celles de policiers, accroît la possibilité pour le public de se faire une idée du déroulement des faits, de la nature des comportements et des discours qui les accompagnent. Publier une vidéo sur des violences policières augmente la capacité des citoyens à défendre leurs droits et à construire un cinquième pouvoir citoyen, et c’est ainsi que se déploient sur Facebook des pages recensant les violences policières. Mais ces échanges de vidéos posent aussi nombre de problèmes, et déforment tout autant l’espace public en l’enflammant, sans accroître d’autant la qualité de notre information.
Une vidéo n’est en effet pas une preuve mais un élément de preuve. L’interprétation des faits qui y sont montrés nécessite de savoir ce qui se passe avant et après, de pouvoir vérifier sa date et sa localisation. Cela suppose une vérification dans le cadre d’une enquête qu’elle soit journalistique ou administrative. C’est ainsi que la déclaration d’un homme handicapé dénonçant, vidéo à l’appui (plus de 280 000 vues sur Facebook), une humiliation par des policiers qui l’auraient fouillé et lui auraient enlevé ses prothèses après l’avoir contrôlé Gare de Lyon, s’est avérée mensongère. Des journalistes du Parisien ont pu visionner une vidéo de surveillance montrant que les policiers ne l’avaient pas touché et qu’il avait lui-même ôté ses prothèses. Une vidéo peut aussi innocenter un manifestant accusé à tort de violence sur un gendarme comme cela a été le cas pour un manifestant de la ZAD de Sivens, relaxé après la diffusion d’une vidéo amateure lors de son procès en appel. Le recoupement de plusieurs vidéos des violences policières recueillies lors de la journée du 26 mai ont permis à des journalistes de dénoncer la dangerosité de certaines actions des forces de police, notamment place de la Nation à Paris. Elles peuvent accélérer le lancement d’enquêtes de l’IGPN.
Un journaliste me faisait part cependant de sa difficulté à comprendre pourquoi les gens pouvaient partager ces vidéos à un niveau aussi élevé, surtout quand il s’agit de violences exercées par des manifestants. Dans la vidéo des violences subies par un policier à Nantes, la durée de la scène, son caractère dramaturgique accroit son potentiel de fascination. Le policier passe d’une posture agressive, lorsqu’il poursuit les manifestants, faisant tournoyer sa matraque et lançant des grenades, à celle de victime, quand l’instant d’après il est attaqué par plusieurs manifestants qui le frappent par derrière à coup de pied, le désarment, le décasquent et continuent à le frapper, notamment à coup de barre de fer selon la presse. L’hyperviolence suscite des émotions fortes et contradictoires, voire des formes de jouissance sadique, comme le suggère l’expression riot porn.
Cette vidéo a été mise en ligne sur une page Facebook intitulée Émeute nantaise commentant le lynchage du policier comme une punition bien méritée : « commandant CRS fou, calmé par des manifestants ». La violence qu’elle contient est donc partagée par ses auteurs comme un trophée, l’expression d’une vengeance, les insultes contre le policier qui émaillent la vidéo font office de revendication et visent à partager un sentiment de haine de la police, vue comme le bras armé d’un gouvernement asservissant la population par la force.
Elle a suscité plus de 40 000 commentaires sur Facebook, qui dépassent la plupart du temps les 140 signes. Ils vont dans le sens d’une approbation de la haine de la police, mais plus encore dans celui d’une dénonciation des violences des casseurs, insistant sur la lâcheté de l’agression, certains demandant qu’ils soient traités « comme des terroristes ». A la différence des sites d’information en ligne qui font souvent le choix de fermer les commentaires pour éviter les déchaînements de propos haineux, les pages de Facebook offrent des espaces publics polémiques. Contrairement à la théorie de la balkanisation du web selon laquelle les plateformes enfermeraient les internautes dans des environnements homophiles, cette vidéo a conduit à des échanges entre individus portés par des points de vue tout à fait opposés. Mais le débat nait difficilement de la juxtaposition d’opinions nourries par des expériences de vie et des conceptions politiques antagonistes, saturées d’insultes et de vœux de mort. Ces pages servent ainsi de défouloir à des haines qui peinent à s’exprimer sur d’autres scènes publiques et à y trouver des résolutions.
Ce sont principalement des points de vue extrêmes qui s’y expriment et qui restent imperméables aux arguments extérieurs. La revendication de violences contre des représentants des forces de l’ordre forgée dans des expériences de confrontation, notamment sur les ZAD, et dans les manifestations, converge avec une analyse politique de la police comme bras armé du capitalisme et une généralisation à tous les policiers de comportements possiblement racistes, sans respect pour les droits des citoyens ordinaires. La même vidéo sert encore davantage de point d’appui à la dénonciation des violences des manifestants, voire à des discours ultra-sécuritaires qui y trouvent la justification d’un accroissement de la répression et d’une interdiction de manifester. Sous le choc de l’émotion et de l’excitation face aux actes de violence, la pensée en tant que travail de réflexion articulé à une réalité concrète et non seulement idéologique, semble bloquée et l’expression tend au binarisme comme dans un match opposant deux camps, pour lesquels les violences des uns sont justifiées par celles des autres, au mépris du droit.
En proposant des espaces publics non régulés, où les insultes et les discours haineux peuvent s’exprimer sans limite, les plateformes du web exposent l’espace public à une radicalisation supplémentaire. Certes le contexte politique, la défaillance du gouvernement, la montée des populismes et des discours de haine sont le terreau de cette radicalisation. L’impopularité du gouvernement et de son projet de loi sur le travail a donné l’occasion à l’extrême gauche de s’emparer d’un combat qui suscite l’empathie, et dans ce contexte, sa virulence contre les débordements policiers bénéficie d’un retentissement particulier.
L’opinion majoritaire se retrouve de ce fait piégée entre sa demande de sécurité, face au terrorisme et aux trafics en tout genre, et son inquiétude face aux menaces que représente, du point de vue de sa sécurité sociale, le projet de loi et la montée du chômage. En décorant d’urgence le policier parisien attaqué sans prendre dans le même temps des mesures symboliquement aussi fortes pour engager une désescalade des violences, le gouvernement raisonne à court terme. Certes les violences contre les policiers heurtent la très large majorité des citoyens, mais tous ceux qui ont participé récemment à des manifestations sont très inquiets de voir qu’à la violence des casseurs, black blocs ou antifas, peut répondre une violence des forces de l’ordre contre l’ensemble des manifestants.
Dans ce contexte de radicalisation et de manipulation de l’opinion, le rôle des médias est crucial. Le traitement médiatique des violences urbaines est accusé depuis 20 ans d’hystériser les politiques qui croient éteindre l’incendie en trouvant des solutions miracles dans le registre de la communication. La rapidité de la circulation des vidéos sur le web décuple le risque d’hystérisation de l’opinion publique et du politique. Le rôle des médias est de s’emparer des vidéos les plus diffusées pour les contextualiser, de réaliser un suivi tant des violences policières que celles des casseurs, d’éviter la stigmatisation de catégories complètes de la population en fonction de leur origine ou de leur opinion politique, d’alimenter un débat politique qui puisse faire entendre les voix dissidentes, de rompre avec l’entre soi et de désamorcer le poids de la rue. Eviter de nourrir les peurs et les paranoïas, développer des espaces de débat pluralistes est plus que jamais urgent. La réalisation du cinquième pouvoir citoyen permise par le web dépend de la qualité du quatrième pouvoir médiatique.
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