La diversité de l’antisémitisme complique la réponse politique edit

14 novembre 2024

Pour les Français, les citoyens de confession juive sont bien intégrés. C’est (presque) acquis. La constituante de 1791, la République ont offert la citoyenneté aux juifs. La France laïque a favorisé une migration, une installation hexagonale. Le principe de séparation du public et du privé y a aidé. Les religions comme l’intime relèvent du privé ; la loi permet et limite son expression publique, selon la Constitution.

Pourtant, la France actuelle affronte une poussée antisémite. Dès le 7 octobre 2023, l’accélération est vertigineuse. Le conflit israélo-palestinien exporte une radicalité qui s’exprime dans les institutions, les médias, les universités. Les mots, les attitudes sont révélatrices d’un antisémitisme larvé, émergé du climat délétère. En 2012, on comptait 614 actes antisémites. Le nombre s’élève en 2015 (8 à 900) avec le terrorisme islamiste. Jusqu’au seuil inédit de 1676 actes en 2023.

À partir d’enquêtes fouillées, peut-on expliquer en France, pays tolérant, les raisons d’un antisémitisme pluriel, qui mine la cohésion sociale ? La population fournit des opinions diverses selon l’âge, la confession, les choix politiques. Quelles sont donc les variables pertinentes ? Enfin, comment agir sur un antisémitisme évolutif, des réseaux d’influence, en lien avec des ingérences étrangères qui nécessitent une réponse ambitieuse, encore inconnue, des pouvoirs publics ?

Une France tolérante avec une montée plurielle de l’antisémitisme

La France devient très tolérante. Mais 76% des citoyens déplorent un antisémitisme élevé[1]. En 2023, l’essentiel des 1676 actes antisémites surgit après les crimes du Hamas, avant la riposte israélienne. En 2024 (1er semestre) on voit déjà 887 actes à la gravité croissante. Outre les injures, les dégradations, les agressions physiques progressent (viol d'une collégienne juive, attentat contre une synagogue)[2]. D’ailleurs 52% des Français considèrent que les juifs sont le groupe « ethnique ou religieux » le plus sujet aux violences.

Une étude récente identifie les variables de cet antisémitisme. Il croît plutôt chez les jeunes (moins de 35 ans), chez les Français de confession musulmane, reste vif chez les proches du RN. Le Hamas attire peu la sympathie des Français (6%), davantage celle des moins de 35 ans (14%), des Français musulmans (27%). À l’âge, à la confession s’articulent l’éducation, l’école fréquentée, l’intensité de la pratique religieuse. Près de 31% des élèves musulmans du public pensent « légitime » de s’en prendre aux juifs en raison de « leur soutien à Israël » Les garçons sont plus perméables à l’antisémitisme (20,5%) que les filles (13,8%). L’ignorance de l’histoire mondiale, de la Shoah, la disparition des témoins facilitent la désinformation. La méfiance envers l’école laïque se confirme. Les plus réfractaires sont une part d’élèves musulmans, pensant la laïcité faite contre eux (malgré la lutte des catholiques contre l’école publique). La « tentation radicale » est réelle, sans fatalité[3]. Il ne faut pas la généraliser à tous les élèves ou français musulmans. Leur intégration passée a réussi. L’écart se creuse avec les jeunes générations. Les lycéens musulmans vivants dans des quartiers populaires interrogés par Anne Muxel et Olivier Galland considèrent à 81% que la foi informe mieux que la science sur la création du monde[4]. Le renouveau religieux des Français issus de l’immigration s’interprète avec nuance. Il n’y a pas de déterminisme à la radicalisation ou à la violence. Ainsi la majorité des Français musulmans n’opposent pas le cadre du droit, la sphère économico-sociale à une culture particulière. Les arrivants importent une foi et une tradition plus vives, hors de la sécularisation européenne. Ceux-ci peuvent y chercher une filiation, l’histoire de leurs ascendants[5].

L’importance des unions mixtes, parmi d’autres signaux, invite certes à ne pas négliger la puissante dynamique d’intégration. Pourtant, et même en faisant la part d’un effet « âge » qu’on observe aussi dans d’autres types de radicalité, lorsque des lycéens musulmans sont cinq fois plus tentés par un « absolutisme religieux » que les chrétiens, l’inquiétude devient légitime. L’école vit sa crise la plus vive, face à une moindre acceptation de la laïcité, du savoir dispensé. Les enseignants font une cible (agressions, terrorisme.) Or l’érection d’espaces cognitifs et sociaux incommensurables s’avère, par nature, contraire à la démocratie. Et la complexité de l’antisémitisme complique la réponse politique, son indéfectible volonté.

Des analyses divergentes qui compliquent l’action publique

La majorité des Français rejette la haine d’Israël, l’antisémitisme historique de l’extrême-droite. La « dédiabolisation » partielle, le signal du RN à l’électorat juif n’achèvent pas sa « normalisation ». Certes, l’antisémitisme catholique ou biologique faiblit. Mais 27,7% des soutiens du RN croient aux idées antisémites. Dominique Schnapper cite les travaux dressant une nouvelle typologie de schèmes antisémites. Ainsi 1/3 des moins de 35 ans pense pouvoir moquer la Shoah. Le mode d’information affecte l’opinion. Si 85% des spectateurs de chaînes d’info sont avertis du regain antisémite, 41% de ceux préférant YouTube croient l’inverse[6].

Une conflictualité aiguisée par la situation française où réside la plus vaste population juive d'Europe (1/2 million d’individus). Mais aussi 5,4 millions de Français musulmans, confession parmi les plus pratiquées. L’intensité religieuse participe du sentiment d’appartenance qui peut glisser vers le communautarisme, flatté par des lobbies ou des partis. L’intégration faiblit comme l’école, débordée par des réseaux attractifs, prêchant le faux ou un biais géopolitique (l’antisémitisme pro-russe), le clientélisme électoral. Solidaire avec Israël, les otages du Hamas (français compris) une vaste population participe à la marche du 12 novembre 2023. Les partis sont du cortège, par conviction ou calcul, sauf LFI. A contrario, ses élus manifestent parmi les slogans anti-juifs ; l’un d’eux appelle à l’Intifada. Une insulte pour les Français musulmans victimes d’attentats islamistes au nom d’un califat mondial. Pour tous les musulmans alors injustement stigmatisés.

LFI excite le désordre sur les campus, dans la rue, puisque l’antisionisme devient l’expression démagogique de l’antisémitisme. La critique saine et pondérée d’Israël s’efface. Très vite, on vise sa discréditation, avec une inversion des responsabilités : l’antisionisme se manifeste chez 30% des sympathisants RN, 58% des LFI. Ceux-ci assurent qu’Israël se « comporte avec les Palestiniens » comme hier les nazis à l’égard des juifs[7]. Les sympathisants RN (14%) et LFI (29%) voient la création d’Israël comme un « projet raciste ». Ce mensonge historique relativise la Shoah, le long processus vers la création d’Israël, membre de l’ONU. La légitimation de l’antisionisme s’illustre avec le slogan « De la rivière à la mer, Palestine libre », qui ne signifie autre chose que la fin d’Israël.

Le profil politique des anti-israéliens s’apparente à celui des Français aux idées antisémites. Les sympathisants RN (37%) et LFI (42%) trouvent que les juifs exagèrent la gravité de la Shoah, qu’ils se plaignent trop, malgré une richesse supérieure à la moyenne (une opinion présente chez 40% des sympathisants RN et 33% des sympathisants LFI. Le discours moral omet le sacrifice des Palestiniens par le Hamas ou le Hezbollah. Une part de l’opinion pleure les civils, à juste titre. Avec une vue biaisée, manichéenne.

Le communautarisme associé à ce péril fait le jeu de l’islam radical, comme l’ont montré différents travaux sur les réseaux fondamentalistes[8]. Il infiltre les associations, le sport, le commerce, l’université, les administrations publiques, certains médias. Le projet des islamistes vise les pays musulmans mais aussi, selon d’autres modalités, l’Occident, le politique prévalant sur la quête religieuse.

La France s’est libérée d’une monarchie de droit divin pour une République laïque, sans volonté de régression. Depuis un an, les citoyens juifs hésitent entre résilience et invisibilisation. 44% d’entre eux ne porte plus de signes religieux en public, un tiers refuse de prendre un VTC. La crise s’étend à l’Europe. Notre démocratie réclame la paix nécessaire à l’expression d’inévitables conflits non-violents. L’antisémitisme nécessite des solutions probantes. Parmi elles, outre un volet pénal, une vraie mixité socio-culturelle à l’école publique, mieux défendue, des enseignants valorisés, une instruction civique et laïque, l’exercice de l’esprit critique en toute chose. Pas de censure en cours sur la Shoah ou la décolonisation. Une intégration réformée, protégeant chaque confession de la radicalité. Enfin, l’Etat devrait punir systématiquement les provocations, les sites antisémites. Se soucier du danger visible autant que du soft power de l’islamisme radical, qui engage une stratégie constante, durable. En France bien sûr. Plus encore à l’échelle des démocraties européennes menacées.

[1] Anne-Sophie Sebban-Bécache, Dominique Reynié, François Legrand, Sarah Perez-Pariente, Simone Rodan-Benzaquen, Radiographie de l’antisémitisme en France, octobre 2024.

[2]  Sébastien Mosbah-Nathanson, « La société française et l’antisémitisme depuis le 7 octobre », The Conversation, 6 octobre 2024.

[3] Olivier Galland et Anne Muxel (dir.) La Tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, PUF, 2018.

[4] Op. cit., p. 90-91.

[5] Hugues Lagrange, « Le renouveau religieux des immigrés et de leurs descendants en France », Revue française de sociologie, 2014, 55-2.

[6] Radiographie de l’antisémitisme, op. cit..

[7] Ibid.

[8] . Voir notamment Florence Bergeaud-Blackler, Le Frérisme et ses réseaux. L’enquête, préface de G. Kepel, Odile Jacob, 2023 ; et Médéric Chapiteaux, Quand l’islamisme pénètre le sport, PUF, 2023.