Sortir de la nasse edit

19 juin 2024

Était-il vraiment nécessaire au chef de l’État de dissoudre l’Assemblée nationale à la suite des élections européennes du 9 juin dernier ? La question soulève de nombreuses analyses, comme en attestent les publications sur Telos. Gérard Grunberg s’inquiète d’une décision dangereuse, plaçant le pays au cœur de l’incertitude. Monique Dagnaud et Gilbert Cette y voient une nécessaire clarification, notamment en raison de la difficulté à gouverner le pays avec une majorité relative en peine d’alliances. Le choix de la dissolution était-il le seul ? S’imposait-il à ce moment politique précis de télescopage des dimensions européenne et nationale ?

Un pays fébrile

En France, les européennes du 9 juin dernier, à la proportionnelle à un tour, expriment surtout les craintes et le mécontentement d’un pays fébrile. Les résultats ont confirmé l’avancée inédite de l’extrême-droite, dans un continent qui connaît à nouveau la guerre. Selon les chiffres officiels, le RN a recueilli 31,37% des suffrages exprimés (30 sièges), contre 14,60 % (13 sièges) pour la majorité présidentielle. La liste sociale-démocrate a connu un élan avec 13,83% (13 sièges). Toutes les autres ont réalisé moins de 10% des voix et reçoivent 9 sièges pour LFI, 6 pour LR, 5 pour Europe-Ecologie, 5 pour Reconquête.

Ces résultats ne sont pas anodins. Ils s’insèrent dans un processus d’équilibrage des pouvoirs entre le Conseil, la Commission et un Parlement aux prérogatives accrues. Ce vote vital pour l’UE reste perçu comme lointain par beaucoup de Français, en dépit d’effets très concrets pour les Etats et les ménages, sous forme de mutualisation des flux migratoires, de stabilité monétaire, de subventions, etc. La participation est remontée, confirmant un mouvement entamé lors des élections de 2019 après plusieurs décennies de baisse régulière depuis le premier scrutin en 1979, mais elle reste modeste. Pour un peu moins de 49,5 millions d’inscrits sur les listes électorales, l’abstention atteint 48,5%. Même la montée des populismes, la guerre entre la Russie et l’Ukraine, l’autonomie énergétique ou le projet de défense commune qui réapparaît d’autant plus que l’allié américain pourrait se distancier de l’OTAN n’ont pas suffi à mobiliser bien plus de votants qu’en 2019.

Les résultats pour l’ensemble de l’UE répartissent donc les 720 sièges au parlement : la gauche radicale en cumule 35, les sociaux-démocrates 136, les écologistes et régionalistes 53, les centristes et libéraux 80, les conservateurs sortent vainqueurs avec 185 élus. L’extrême droite se divise en trois groupes non alliés pour un total de186 députés. Les centristes et libéraux pro-européens voient leur situation dégradée. En progression, les conservateurs et l’extrême-droite. Celle-ci augmente sa capacité de perturbation au sein de l’UE. D’autant qu’elle est déjà au pouvoir ou s’y insinue en Hongrie, en Italie, en Autriche, etc. Au Parlement, l’homogénéité politique la plus grande se situe chez les conservateurs. Toutefois, les votes cumulés des sociaux-démocrates et des centristes-libéraux peuvent atteindre 216 voix. Ces trois groupes constituent une force encore capable de contenir, à court terme, les projets anti-européens. Ce répit n’efface en rien la responsabilité démocratique d’une grande majorité des États-membres pour jouer un rôle politique autonome, que les anciennes puissances ne peuvent réaliser seules. Les pays de l’UE doivent s’entendre sur les alliances diplomatiques et militaires, sur les institutions en devenir, et sur les stratégies d’une défense commune encore embryonnaire. A l’évidence, au sein des institutions européennes comme à l’intérieur de chaque État, l’extrême droite identitaire mine considérablement une telle entente, tout comme la radicalité programmatique de l’extrême-gauche, incarnée en France par LFI, notamment en raison des sympathies et des intérêts noués avec les autocraties ennemies de l’Europe, des discours équivoques aux plans interne ou européen.

En France, la montée en puissance et la territorialisation du RN, doté d’une implantation urbaine puis rurale ou périurbaine, est acquise. Sur Telos, Olivier Galland a détaillé l’attrait d’une partie de la jeunesse pour le RN. Avec toute la réserve imposée par le taux élevé d’abstention, plus de 32% des 18-25 ans s’orientent vers le RN, un score comparable à celui du reste de l’électorat.

En 2023, la catégorie des 18-29 ans représente en France 13,7 % de la population (Insee). La Fondation Descartes précisait (2021) que 75% des 18-25 ans s’informent en ligne ; 46% d’entre eux délaissant l’écrit au profit de l’image, de pastilles éclair sur Instagram, TikTok, réseaux prisés par Jordan Bardella. Cela traduit la moindre concentration consentie, l’envie de saisir le réel sans délai, via des contenus démonstratifs plus qu’analytiques, attractifs pour le cerveau. Le danger est le coût élevé de l’esprit critique dans un monde informationnel saturé. La distinction du vrai devient un luxe cognitif.

Clarification ou erreur stratégique?

Pour Gilbert Cette et Monique Dagnaud, cette dissolution était probable en raison d’une paralysie accrue de l’exécutif à la suite des européennes et de la rentrée parlementaire. La dissolution obligerait chaque acteur politique à une clarification de ses préférences. On assiste depuis dix jours à des revirements, trahisons ou alliances tragicomiques. Toutefois, comme c’est le cas pour des élections intermédiaires, surtout avec un scrutin spécifique, le président avait d’autres options : il pouvait remanier le gouvernement, amender son action, sans accroître l’incertitude.

Un bref bilan de l’exécutif, au moins économique, s’impose. L’impopularité exprimée à l’égard d’Emmanuel Macron ne s’appuie pas seulement sur une analyse rationnelle. Il s’y révèle une part émotionnelle, comme le rejet d’un charisme contrarié. Pourtant durant la période 2017-2023, la richesse produite et distribuée, le pouvoir d’achat ont globalement augmenté, certes inégalement, avec les à-coups suscités par la pandémie puis la guerre en Ukraine. Mais les ménages sont soutenus, la pression fiscale a été contenue (aidée en cela par la croissance : les prélèvements obligatoires ont ainsi baissé de 45% du PIB en 2022 à 43,2% en 2023). Nous avons évité la récession connue par l’Allemagne. Le chômage affecte 7,6% de la population active contre 10,3% il y a dix ans.

Malgré ce bilan plutôt solide, une crise parlementaire était probable et à l’Assemblée la majorité semblait toujours plus isolée. À la rentrée, il aurait été difficile de voter des lois, un budget, sans une série d’amendements et le recours à la motion de censure. L’utilisation de l’article 49.3 de la Constitution qui permet de lever un blocage au cas par cas, en engageant la responsabilité du gouvernement, lui aurait été reprochée. Une motion de censure pouvait passer, avec comme conséquence de faire tomber le gouvernement et potentiellement de provoquer des élections anticipées.

Cependant, l’annonce de la dissolution, opportunément réclamée par le RN au soir des européennes, inverse le sens de la prérogative présidentielle. Elle donne le sentiment que le président s’y soumet ou qu’il agit contre le résultat européen. Le symbole comme la décision sont regrettables. Dans l’hypothèse d’une dissolution, la prudence recommandait de disjoindre les deux événements, européen et national, qui n’ont pas une égalité institutionnelle et politique. Un délai permettait de préparer des alliances, sans brusquer les électeurs, tandis que s’achevait la session parlementaire.

Certes, les législatives se déroulent selon un scrutin majoritaire à deux tours dans 577 circonscriptions différentes ce qui, dans un contexte où trois blocs sont en concurrence, érode les tendances et diversifie localement les rapports de force. Mais les dynamiques sont puissantes et il paraît douteux que des électeurs se déjugent massivement en trois semaines. La mobilisation des indécis et abstentionnistes n’indique pas non plus le sens de leur possible vote, même si la hausse attendue du taux de participation (60% d’après certains instituts) devrait mécaniquement accroître le nombre de triangulaires (contre une seule, par exemple, en 2017, et moins d’une dizaine en 2022).

On peut considérer aussi comme une erreur stratégique d’avoir favorisé la construction d’une opposition bipolaire (Renaissance-RN) puisqu’elle conduit à se priver de possibles alliés, même ponctuels, et de l’opportunité de toucher un électorat plus large. Cette bipolarisation, par ailleurs, se double d’une forte personnalisation. Le chef de l’Etat se présente comme novateur, clivant ; cela facilite la confusion de sa personne avec sa fonction – et des réactions citoyennes plus épidermiques que réfléchies. La personnalisation accrue dont a témoigné la campagne des Européennes, avec un président qui s’engageait et une tête de liste presque inconnue, a encouragé cette tendance. Or si cette personnalisation a joué un rôle moteur en 2017, elle s’était déjà érodée en 2022 et se retourne aujourd’hui contre la majorité

Une telle imprudence n’est guère permise dans notre contexte politique, sans majorité parlementaire absolue. Gérald Bronner y voit l’expression du « biais du survivant » [1]. Emmanuel Macron, contre les prévisions, a surmonté de nombreux obstacles pour être élu en 2017 puis réélu en 2022 : des victoires a priori improbables. Il peut vouloir rejouer à l’identique les prochaines législatives – en croyant à sa chance, et en omettant ainsi d’intégrer des contradicteurs à son calcul, la part du contexte et de la chance qui ont joué jadis en sa faveur.

Un jeu encore ouvert

Le pari d’Emmanuel Macron semble au total hasardeux. La crise va-t-elle s’intensifier ou la fièvre populiste va-t-elle se calmer ?

Le risque le plus probable aujourd’hui est une nette victoire de l’extrême-droite, qui pourrait être appelée à former le nouveau gouvernement. Le RN promet la sécurité, la justice, la prospérité, mais son programme politique est souvent anticonstitutionnel et non conforme à l’UE. Les minces propositions économiques, changeantes, échouent à convaincre la majorité de patrons, des investisseurs, et déjà les marchés financiers s’inquiètent. Le RN fustige la dette actuelle, mais pourrait précipiter le pays dans une situation périlleuse avec un dysfonctionnement des institutions, une déroute économique et financière et, on peut le craindre, des tensions sociales généralisées qui auront elles aussi un coût. Les électeurs vont-ils prendre peur ? Donneront-ils au contraire une majorité absolue au RN ? 

L’alliance apparente de gauches inconciliables dans le « Front populaire », déjà frappé de purges à LFI, suscite un autre rétrécissement électoral pour la majorité. Avec un programme économique démagogique, irréaliste dans un monde ouvert, interdépendant, le Front populaire reste marqué par la vision très idéologique des Insoumis, celle dont les socialistes au pouvoir avaient appris à se défaire. Cette étrange coalition sera-t-elle plus convaincante que le RN ? Comment ces alliés de circonstance se comporteront-ils à l’Assemblée ?

À ce stade, beaucoup d’inconnues restent à lever, à la fois quant au résultat du scrutin et aux alliances qui pourront se nouer dans la prochaine Assemblée. Si la dissolution est contreproductive, le pire n’est pas certain et le jeu reste ouvert.

 

[1] Gérald Bronner, « Le cerveau du président », L’Express, 13 juin 2024.