L’année de Cambronne edit
Décembre est le mois où traditionnellement les dictionnaires du monde entier annoncent leurs « mots de l’année », ceux qui entrent en majesté dans le lexique officiel parce qu’ils expriment une tendance de la société, qu’ils reflètent l’air du temps. Et en cette fin 2024, quand on parcourt les palmarès, on est frappé par la place éminente qu’y occupe le mot de Cambronne, sous toutes ses déclinaisons[1].
Commençons par l’Australie où le Macquarie Dictionnary consacre « enshittification », qu’on serait tenté de traduire par emmerdement. Certes, le mot français a trouvé sa place dans le Larousse depuis fort longtemps, et pour les Français, ce n’est pas un mot de l’année, mais un mot de tous les ans. Mais enshittification nous oblige à revenir au sens premier du terme, à savoir un envahissement par la merde, car les Australiens l’utilisent pour désigner le déferlement de contenus de bas niveau sur les plateformes en ligne, et force est d’admettre que X en déborde depuis qu’Elon Musk en a pris le contrôle.
Comme en écho, l’Oxford English Dictionnary sacre « brain rot » qu’on pourrait traduire par merde dans le cerveau ou cerveau plein de merde, même si au sens strict, rot signifie pourrissement. L’usage de cette formule a crû de 240% en 2024 et elle décrit un état mental dans lequel la surconsommation de contenus du plus bas niveau, souvent sur les médias sociaux, conduit à la dégradation mentale. C’est donc bien l’enshittification des réseaux sociaux qui provoque le brain rot de leurs usagers.
Cerise sur le gâteau, Pantone qui mobilise chaque année des experts pour consacrer la couleur de l’année a choisi pour 2025 le Mocha Mousse, et justifie son choix ainsi : « Pantone Color a sélectionné une teinte marron chaude et riche qui alimente notre désir de réconfort en évoquant subtilement le cacao, le chocolat et le café. » On peut aussi y voir autre chose, sans doute sous l’influence des mots de l’année. Le fait que ce soit la couleur de 2025 a de quoi inquiéter — l’enshittification n’en serait-elle qu’à ses débuts ?
De fait, les médias traditionnels n’échappent pas à une dégradation de la qualité des échanges. Il y a quelques jours, le nouveau ministre des Outre-mer se faisait ainsi traiter d’étron par un auditeur de France Inter. La scatologie s’impose ainsi comme l’argument ultime pour disqualifier l’altérité politique.
Mais une question demeure : il doit bien y avoir des gens qui profitent de ces torrents de merde qui se déversent dans les médias, la politique, les plateformes, et qui finissent dans nos cerveaux ? C’est The Economist qui nous apporte la réponse dans un article consacré aux mots de 2024. Son mot de l’année est kakistocratie, du grec kakos (mauvais) et kratos (pouvoir). Le pouvoir des mauvais, ou des médiocres, ou des… merdeux. L’hebdomadaire constate l’émergence du mot lors d’un premier pic de recherche sur Google au lendemain de la victoire de Donald Trump, un second pic dans la semaine du 11 novembre, lorsqu’il nomme coup sur coup Matt Gaetz, accusé de crimes sexuels, de trafic de drogue et faisant l’objet d’une enquête éthique du Congrès, pour devenir le plus haut responsable de l’application de la loi du pays, Robert F. Kennedy junior, un homme aux opinions délirantes sur les vaccins, comme secrétaire à la Santé, Tulsi Gabbard, adepte des théories du complot qui pense le plus grand bien des despotes syriens et russes, pour diriger les services de renseignement américains, et Pete Hegseth, un animateur de Fox News arborant des tatouages associés à l’extrême droite (et qui a été aussi accusé d’agression sexuelle) comme secrétaire à la Défense. Un troisième pic de recherches sur Google est constaté le 21 novembre, quand Matt Gaetz annonce qu’il renonce à être Attorney General, ce qui le désigne, selon The Economist, comme « le pire des mauvais ».
Ainsi la boucle est bouclée : la merde envahit les réseaux sociaux et finit par nous bloquer le cerveau, du coup nous votons allègrement pour donner le pouvoir à des fouteurs de merde, qui sont souvent à l’origine des contenus merdiques qu’on trouve sur les plateformes.
La seule consolation qu’apporte ce panorama pour les Français qui désespèrent de voir leur pays dans la mouise : ils sont loin d’être tout seuls.
[1] Merci à Marie Dollé dont le post de son blog In Bed with Tech m’a donné l’idée de cette chronique.
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