Statistiques ethniques : sortir des faux débats edit
Le développement des statistiques ethniques nous mènerait-il à un modèle communautariste ? Ces statistiques évoquent immédiatement les statistiques raciales américaines. Or la réalité française n'est pas la réalité américaine. Il est temps aujourd'hui de connaître le quotidien des Français dont le vécu est profondément affecté par les apparences. Comment ?
La France n'a pas connu l'expérience de l'esclavage et de la ségrégation. La Convention de 1792 n'a pas attendu la déclaration d'émancipation d'Abraham Lincoln de 1862 pour abolir l'esclavage et à l'exception de la période de Vichy il n'y a jamais eu de ségrégation de droit sur le sol français. Les Etats-Unis ont au contraire un passé lourd : leurs recensements de la fin du XIXe siècle décrivaient une classification des personnes selon le nombre de leurs ancêtres noirs ; l'égalité de droit entre noirs et blancs n'a été acquise qu'à la fin des années 1970 par le vote des Civil Rights Acts successifs. De fait, la discrimination positive d'aujourd'hui tente de corriger la discrimination négative d'hier.
La France n'aurait donc pas a priori de raison d'être inquiète - notre histoire étant bien moins lourde, ses conséquences devraient être plus légères. Pourtant les expériences de testing publiées en 2007 par le ministère de l'Emploi et le Centre d'analyse stratégique révèlent un degré de discrimination à l'embauche tout à fait similaire en France et aux Etats-Unis. Dans l'enquête du ministère de l'Emploi, le candidat dit majoritaire a été rappelé une fois et demi plus souvent que le candidat dit minoritaire. L'égalité de traitement pour des personnes de CV identiques a été respectée dans 11% des cas seulement. Une enquête américaine de Marianne Bertrand de l'Université de Chicago et de Sendhil Mullainathan de l'Université de Harvard utilisant des procédés très proches montre que les personnes portant un nom perçu comme " blanc " sont appelées une fois et demi plus souvent que les personnes portant un nom identifié comme " afro-américain ". Chiffres similaires, ampleur similaire de la discrimination à l'embauche.
Il y a deux types de mécanismes qui créent des inégalités ; la discrimination n'est que le plus visible. Le deuxième mécanisme créateur d'inégalités est plus silencieux mais plus profond : il s'agit des stratégies d'évitement, d'isolement, des différences de contexte. Plus de la moitié des offres d'emploi acceptées vient de connaissances ou de proches. Or les réseaux sociaux, les quartiers, les écoles des personnes issues des minorités sont différents, souvent moins favorables, moins riches en information et en aspirations. Les conséquences de la discrimination de contact, qui conduit à l'isolement, sont certainement plus importantes que les conséquences des discriminations qui sont mesurées par les enquêtes de testing. Ne confondons donc pas discriminations et inégalités.
Nous devons aujourd'hui collecter des données nationales sur le ressenti ethnique, sous forme d'addition aux enquêtes traditionnelles de l'INSEE, recensement et enquête emploi.
Une première nécessité est d'établir un portrait social des disparités entre Français d'origine nord-africaine, africaine, asiatique et d'autres groupes sociaux. Ce portrait social comportera, outre l'évolution numérique de chaque population, les inégalités éducatives - années d'études, diplômes -, les inégalités de revenu. Des mesures de ségrégation urbaine - du type de celles utilisées dans le Ghetto français d'Eric Maurin - permettront de voir dans quelle mesure les populations vivent dans des espaces urbains distincts. La disponibilité de statistiques ethniques dans l'enquête emploi permettra de comprendre quelles sont les trajectoires d'emploi et de recherche d'emploi des personnes issues des minorités - durée du chômage, nombre d'offres d'emploi, effort de recherche. Ces données ne sont pas observées dans les enquêtes de testing ; et pour cause, une enquête de testing bien menée ne présente que des demandeurs d'emploi fictifs ! Les répondants du recensement et de l'enquête emploi ne sont pas virtuels. Ils vivent dans un quartier, ont des proches et ont connaissance de leurs opportunités au sein d'une situation géographique et sociale.
Les indicateurs seront suivis dans le temps, afin d'examiner l'évolution des inégalités et leur réaction aux politiques publiques éducatives et d'emploi - nous pourrons mesurer si les inégalités que subissent les minorités dépassent leurs inégalités économiques et sociales : y'a-t-il une problématique ethnique qui dépasse la simple problématique des inégalités économiques ? Un message politique réduisant a priori la condition des minorités à de simples inégalités économiques n'a aucun fondement scientifique sérieux.
Si la France est un modèle d'intégration alors nous devrons voir que les inégalités sont faibles, beaucoup plus faibles qu'aux Etats-Unis ; nous devrons observer que les individus déclarent être perçus comme français d'origine française et pas différemment. Les statistiques permettront également d'améliorer ce modèle d'intégration en concevant des politiques éducatives et d'emploi respectueuses de la liberté individuelle et de l'égalité des citoyens devant la loi.
Réfutons deux idées courantes sur les statistiques ethniques : l'essentialisme biologique et la discrimination positive quantifiée. Les statistiques ethniques ne supposent pas d'essentialisme biologique. Il n'y a pas de différence biologique significative entre des personnes de couleur de peau ou d'origine différentes. Et de fait, on pourrait penser que les statistiques ethniques feraient le jeu d'un essentialisme. Les frontières ne sont pas créées par les statistiques, mais elles sont vécues quotidiennement par les personnes qui ont une couleur de peau, un nom, ou un accent différents. Leur vécu quotidien est affecté par leur apparence, sur le marché du travail, à l'école, dans leur vie personnelle.
Une classification fondée sur le quotidien des perceptions ethniques - comment suis-je perçu ? - est respectueuse des libertés et sonde le quotidien des Français. La possibilité de ne pas déclarer de perception, ou de déclarer une perception de son choix - et non du choix de l'enquêteur - doit toujours être ouverte.
Enfin les statistiques ethniques ne mènent pas à la discrimination positive formelle. Les Etats-Unis sont souvent montrés en exemple de politiques de quota. Pourtant, la jurisprudence de la Cour Suprême est très proche de l'esprit de l'article 1er de notre constitution qui assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens. Depuis la décision Université de Californie vs Bakke, les critères quantitatifs formels par groupe sont contraires au 14e amendement. Une approche plus informelle de la discrimination positive, au cas par cas, est préconisée, une approche " holiste ", selon les mots du juge Powell. Ainsi l'approche du programme ZEP de notre Sciences Po serait conforme à la constitution américaine, mais toute approche de quotas utilisant des groupes ethniques ne serait conforme ni à la constitution américaine ni à la constitution de la Ve République.
La commission Sabeg préconise la mise en place de statistiques ethniques. Ces conclusions ne seront probablement pas mises en œuvre, et le sort des mesures préconisées dans le rapport sera connu en juin. Par ailleurs, la loi du 7 mars 2006 sur le CV anonyme, qui prévoyait son obligation pour les entreprises de plus de 50 salariés, n'a pas été suivie de décrets d'application. On peut douter de la volonté du gouvernement de faire avancer le dossier des discriminations et des inégalités.
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