Quel avenir pour la négociation interprofessionnelle? edit
La lente mais continue progression de la CFDT, le principal syndicat réformiste, dans les élections professionnelles, aux dépens principalement de la CGT, témoigne du fait qu’une proportion croissante de salariés sont convaincus de la nécessité de transformer le monde du travail par des compromis qui peuvent être gagnants-gagnants. Les contrastes des stratégies de négociation et de dialogue social des acteurs syndicaux dans l’entreprise ne sont pas sans relations avec leur identité nationale, mais de façon pourtant atténuée. Ainsi, le taux de signature des syndicats ayant participé à la négociation d’un accord collectif d’entreprise était en 2015 (selon le bilan de la négociation collective) de 94% pour la CFDT, 91% pour la CGC, 89% pour FO et la CFTC, et de 84% pour la CGT. Ce taux est ainsi très élevé tant pour la CFDT que pour la CGT, mais l’écart de 10 points correspond bien à l’identité différente que se donnent ces deux acteurs au niveau national, l’un apparaissant comme syndicat de réforme et de compromis et l’autre comme syndicat d’opposition.
Au printemps 2017, deux mois avant les présidentielles, le ministère du Travail publiera, comme il l’avait fait au printemps 2013, les résultats nationaux des différents syndicats aux élections professionnelles. Conformément à la loi du 20 aout 2008, cette mesure de l’audience des syndicats figera pour les quatre années à venir le poids de ces syndicats pour négocier et signer des accords nationaux interprofessionnels (ANI).
Les résultats publiés en 2013 avaient fait apparaître les deux principaux syndicats (CGT et CFDT) au coude à coude, avec un léger avantage pour la CGT (voir tableau). Le seuil d’audience des signataires d’un accord national interprofessionnel (ANI), afin que celui-ci soit valide, est de 30%. Pour autant, afin d’éviter l’exercice du droit d’opposition et le risque d’invalidation d’un accord, aucun ANI n’a été signé depuis 2013 par des syndicats dont l’audience réunie est inférieure à 50%. Dans ce cadre, la CGT étant traditionnellement réticente à la signature d’un ANI, aucun accord national ne peut être envisagé sans la CFDT. Mais pour cette dernière, une alliance est indispensable pour envisager un accord, ou avec FO et au moins l’un des deux autres syndicats (CFTC et CGC), ou sans FO avec ces deux autres syndicats.
Les élections professionnelles qui aboutiront à la mesure de l’audience des syndicats sur la période 2017-2021 ne sont pas encore terminées. En particulier, doivent encore se tenir celles concernant les petites entreprises qui couvrent plus de 4 millions de salariés et dans lesquelles le très faible taux de participation (de l’ordre de 10%) renforce l’incertitude des résultats. Mais compte tenu des tendances observées dans de nombreuses branches et entreprises, il est probable que la CFDT deviendra en termes d’audience le premier syndicat de salariés en France, doublant pour la première fois la CGT. Cette dernière est sanctionnée à la fois pour ses errements internes qui ont entraîné le départ de Thierry Lepaon en 2015, deux ans seulement après sa prise de fonction, mais aussi et peut-être surtout pour sa radicalisation progressive depuis le départ de Bernard Thibault en 2013, radicalisation qui s’est accélérée en 2015 avec l’arrivée de Philippe Martinez pour trouver une apothéose d’allure quasi-insurrectionnelle durant le mouvement contre la loi El Khomri au printemps dernier. Cette éventualité probable (mais non certaine) de permutation entre CGT et CFDT dans le rôle de premier syndicat de France, constituerait un signal très fort à deux mois des présidentielles. Les attentes croissantes de compromis réformistes des salariés seront ainsi confirmées, et l’ambition de la prochaine majorité en ce domaine pourra en être renforcée. Mais un tel bouleversement signifiera-t-il pour autant plus de facilité à élaborer des ANI réformistes ambitieux ? Rien n’est moins sûr.
Deux scénarios sont envisageables. Le premier est celui d’une disparition de la CFTC au niveau interprofessionnel, si ce syndicat ne franchit pas la barre des 8% de suffrages exprimés. Dans ce cas, les configurations de possibles ANI seront réduites : elles nécessiteront ou une improbable alliance CFDT-CGT, ou la signature de FO si un seul des deux plus grands syndicats (et on pense ici surtout à la CFDT) souhaite s’engager. L’alliance de l’un des deux grands syndicats avec la CGC sera insuffisante pour franchir le seuil de 50% d’audience. FO gagnerait ainsi une position pivot. Mais la stratégie nationale imprévisible et parfois erratique de ce syndicat qui semble valoriser plus fortement que toute autre considération les retombées médiatiques de ses positionnements rendrait alors impossible de faire porter beaucoup d’espoir dans la négociation interprofessionnelle.
Le second scénario, plus probable, est celui du maintien au niveau interprofessionnel des cinq syndicats qui y figurent actuellement. Dans ce cas, hors la CGT, les configurations possibles pour passer la barre des 50% d’audience seront plus nombreuses que dans le premier scénario. En effet, l’alliance de la CFDT avec les deux plus petits syndicats CFTC et CGC suffira comme actuellement à garantir le franchissement du seuil. Cette alliance CFDT-CFTC-CGC est celle qui a été signataire de l’ANI du 11 janvier 2013, seul accord interprofessionnel d’une réelle grande ambition durant ce quinquennat. Mais un tel ménage à trois semble désormais plus improbable qu’à cette époque, du fait d’une dérive de la CGC qui, au niveau confédéral, semble oublier progressivement depuis quelques années son identité réformiste. On en a vu un premier symptôme fort dans l’échec, en janvier 2015, de la négociation interprofessionnelle sur le dialogue social, la CGC se dérobant au dernier moment et ne signant pas le projet d’accord douloureusement préparé durant de longues semaines. En clair, dans ce second scenario, un syndicat, la CGT (probablement passé du premier au second rang au niveau national), se camperait dans une position d’opposition à toute réelle réforme, deux syndicats, la CFDT (devenu le premier syndicat de France) et la CFTC (gardant la place de plus petit syndicat national) conserveraient leurs logique et culture de réforme et de recherche de compromis gagnant-gagnant, et l’apport de l’un au moins des deux autres syndicats, FO et la CGC, deviendrait indispensable pour conclure un ANI. Mais ces deux syndicats étant imprévisibles, il deviendrait alors impossible de porter a priori beaucoup d’espoir de réformes dans la négociation interprofessionnelle.
Ces faibles perspectives concernant l’ambition de la négociation interprofessionnelle sont-elles une véritable entrave pour engager des changements et réformes de grande portée ? À nos yeux non. Les ambitions de la négociation interprofessionnelles sont par nature bridées, dans certains domaines essentiels devenus des marqueurs politiques trop lourds (par exemple le SMIC), et dans d’autres domaines du fait de la position impliquée si ce n’est pas parfois partisane des partenaires sociaux eux-mêmes. Prenons deux exemples (parmi de nombreux autres cas) pour illustrer ce dernier point. Les propositions de l’ANI du 14 décembre 2013 sur la formation professionnelle (signé côté syndicats de salariés, par la CFDT, FO, la CGC et la CFTC) n’ont pas, et de très loin, été à la hauteur des enjeux et du besoin de réforme d’un système très onéreux (plus de 30 milliards d’euros par an) et, de l’avis de spécialistes, trop peu efficace dans un domaine crucial pour la croissance, l’emploi et l’avenir de nombreux actifs. Ce système de formation professionnelle contribue de diverses façons au financement des partenaires sociaux, aussi bien patronaux que syndicats de salariés, dont l’énergie réformatrice était en conséquence largement émoussée. De même, second exemple, si une réforme forte des Prud’hommes est indispensable à une justice moins incertaine et plus rapide dans les conflits du travail, comment envisager en ce domaine des propositions ambitieuses venant des partenaires sociaux qui comptent de nombreux mandants parmi les juges prud’homaux ?
Quelle qu’elle soit, la nouvelle majorité issue des élections du printemps 2017 devra prendre la totale initiative des réformes ambitieuses indispensables à un meilleur fonctionnement du marché du travail et à une baisse réelle du chômage. Cela n’exclut évidemment pas la consultation des partenaires sociaux au niveau national. Et cette démarche pourra ensuite trouver une validation dans une négociation collective qui ne demande qu’à être davantage sollicitée au niveau des branches et des entreprises. Par exemple, nul doute que de nombreux acteurs de la négociation d’entreprise sont prêts à se saisir pleinement de possibilités de décider par accords collectifs de déroger à des dispositions du code du travail pour construire des normes à leurs yeux globalement (et non avantage par avantage) plus avantageuses. C’est un tel élargissement (sinon big bang) de l’espace décisionnel des partenaires sociaux que Jacques Barthelemy et moi-même préconisons (1), afin de permettre à ces acteurs d’élaborer au niveau local les compromis permettant de mieux concilier la protection des travailleurs et l’efficacité économique.
1. Par exemple dans Réformer le droit du travail, Odile Jacob, 2015.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)