Le mystère Raphaël Glucskmann edit

6 septembre 2024

En conduisant la liste socialiste aux élections européennes, Raphaël Gluckmann avait suscité un immense espoir : ayant récolté près de 14% (13,8% exactement) des suffrages exprimés, un résultat proche de celui obtenu par la majorité présidentielle (14,6%) et surtout nettement supérieur à celui de La France Insoumise (9,9%), il redonnait un élan inespéré au vote socialiste et semblait mettre un terme à la période de malédiction du PS. Notamment, il faisait un peu oublier l’échec d’Anne Hidalgo à la présidentielle de 2022 (1,7% des voix).

Trois facteurs expliquent cette dynamique électorale. D’abord, rejetant avec fermeté LFI et son leader maximo Jean-Luc Mélenchon, se réclamant des valeurs de Jacques Delors et de Robert Badinter, Raphaël Glucksmann rendait possible à beaucoup d’électeurs de se sentir à nouveau de gauche, plus exactement la gauche sociale-démocrate. Ses propos étaient limpides : « J’ai fixé un cap clair, et ce cap, il a tranché des divergences de fond extrêmement profondes qui traversent la gauche française. […] Ce cap, c’est l’attachement viscéral à la construction européenne, à la démocratie, au débat public apaisé, refusant l’outrance, les calomnies et les fake news. » Il s’affirmait « en rupture totale avec ce que fait LFI aujourd’hui » et ajoutait : « Moi, j’assume des divergences profondes qui nous séparent des insoumis et de Mélenchon. » Ensuite, en adressant un signal à Emmanuel Macron, soit pour critiquer un excès de libéralisme, soit pour l’engager à plus de proximité et moins d’arrogance, soit pour l’inciter à plus de concertation avec les corps intermédiaires, il satisfaisait une partie des déçus du macronisme. Le troisième point fort était la découverte, grâce à cette campagne, d’une personnalité ouverte, respectueuse, démocrate et capable d’ancrer la gauche dans une perspective gouvernementale.   

Du rejet catégorique de LFI à l’acceptation d’une alliance

Le 9 juin, après l’annonce des résultats des européennes et de la décision présidentielle de dissoudre l’Assemblée Nationale, le principe d’une union électorale des partis dits de gauche est évoqué. Les faibles scores des communistes (2,5%) et des écologistes (5,5%) les poussent immédiatement à une alliance électorale : l’instinct de survie l’emporte sur toute autre considération. Fort de ses 14% d’électeurs, et même s’il n’avait pas prise sur l’appareil du Parti socialiste, le dirigeant de Place Publique aurait pu tenter un rapport de force avec LFI. Il n’en fit rien. Interrogé à ce sujet ce même jour, il invoque la clarté de son positionnement sur LFI tout en demeurant très confus sur l’éventualité d’une alliance. Ces questions sont manifestement gênantes. Un rétropédalage acrobatique s’opère alors. Dès le lendemain, il propose que la gauche choisisse Laurent Berger pour devenir Premier ministre, mais cette proposition ne fait pas l’unanimité dans les partis concernés. Il accepte alors l’union électorale avec LFI. Interrogé le 14 juin sur ce choix, il annonce ainsi que « la seule chose qui importe à mes yeux c’est que le Rassemblement National ne gagne pas ces élections législatives. Et la seule manière de le faire, c’est qu’il y ait une union de la gauche, un rassemblement. C’est notre responsabilité historique ».

Au nom de la lutte contre le RN, Raphaël Glucksmann revendique ainsi son ralliement au Nouveau Front Populaire, et donc à LFI et son leader. La ligne attendue du ni-ni (ni RN ni LFI) est définitivement écartée, et un accord se scelle entre les quatre partis dits de gauche au sein du Nouveau Front Populaire :  tant sur le programme politique que sur le nombre de candidats, cet accord s’établit sous l’égide de LFI. Les exigences électorales d’un scrutin majoritaire à deux tours et par circonscription l’ont emporté sur les propos de rejet de LFI énoncés avec une grande clarté durant la campagne. Les résultats du second tour des législatives du 7 juillet, faisant apparaiîre trois blocs sensiblement équivalent à l’Assemblée Nationale, ont ensuite été suivis d’une période d’attente de la nomination d’un Premier ministre, jusqu’à la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympique le 26 juillet. Durant cet intermède, Raphaël Glucksmann s’enfonce dans le silence et part à Bruxelles exercer son mandat de député européen. Il accorde pourtant un entretien au magazine Le Point du 22 août. Premier socialiste à s’exprimer après les élections anticipées, et alors que tous les regards se tournent vers le PS (62 députés), qui semble détenir la clef du nouvel équilibre des forces capables de construire un gouvernement reposant sur une majorité excluant tant le RN que LFI, on guette ses paroles comme la Pythie de Delphes, tant la période est politiquement incertaine et angoissante. Osera-t-on l’avouer ?  Cette interview, résumable en trois points, plonge le lecteur dans un abîme de perplexité.

Après «ni le RN ni LFI», le ni-ni devient «ni Mélenchon ni Macron »

Raphaël Glucksmann énonce tout d’abord très sagement qu’il faut rompre avec « l’esthétique de la radicalité » (bravo songe le lecteur), mais il ne résiste pas à l’esthétique d’une bonne formule : « Jupiter et Robespierre, c’est fini ». Comment peut-on opposer Jupiter à Robespierre, autrement dit comment peut-on assimiler un responsable politique, Emmanuel Macron, élu démocratiquement deux fois, ayant certes une pratique assez verticale du pouvoir mais soumis à un ensemble de contrôles et de contre-pouvoirs parlementaires, à un leader « en quasi roue libre », comme Jean-Luc Mélenchon, qui lui-même ne relève pas d’une élection interne à son parti, un leader dont le projet politique consiste à semer le chaos au Parlement et dans le pays, pour ensuite, tenter de se faire élire au suffrage universel direct ? Mettre les deux personnes sur le même plan, c’est déjà semer le doute sur l’ordre hiérarchique des valeurs qui vous anime. Un mot supplémentaire brouille encore l’esprit : « Jupiter, c’est fini », dit-il carrément. Est-ce un vœu pour demain matin (« qu’il dégage » comme le répètent à l’envi les élus de LFI) ou seulement la plate constatation que dans deux ans et demi Emmanuel Macron finira son mandat et sortira du champ politique national puisqu’il ne peut pas se représenter ? On reste sur sa faim.

Poursuivons. Sans surprise, l’ennemi clairement désigné de Raphaël Glucksmann, c’est le RN. Et LFI ? Sur ce sujet, comme on dit dans les situations tordues de la vie amoureuse : euh… c’est compliqué. « Je n’ai jamais cru à l’aplanissement magique des divergences extrêmement profondes que nous avons avec LFI, et j’ai dit dès le départ qu’il s’agissait à mes yeux d’une unité d’action électorale contre l’extrême-droite. Point » (le propos est résumé par la journaliste). Le lecteur s’interroge alors : maintenant que le stratagème a bien fonctionné, que le RN est hors course pour un temps, quelle voie propose le député européen ? « Il aurait fallu engager dès le soir du second tour un dialogue avec les partis politiques ayant participé au Front républicain, sur la base des priorités, augmentation du SMIC, retour de l’ISF ou accélération de la transition écologique ». Entre regret (ce qu’on aurait dû faire et qu’on n’a pas fait) et réaffirmation du projet martelé par le NFP, Raphaël Glucksmann n’ira pas plus loin et continue d’organiser la déroute du lecteur (et de l’électeur).

Le morceau de choix de l’entretien est un hymne au compromis politique, un mode de fonctionnement efficace que Raphaël Glucksmann a expérimenté au Parlement européen, et à propos duquel, hélas, la culture française est mal adaptée, pense-t-il – en particulier à gauche où « on est terrorisé à l’idée d’être considérés comme impurs si l’on négocie des compromis ». Notamment, il préconise que l’on trouve rapidement une majorité pour faire adopter le mode de scrutin proportionnel. Mais, pense le lecteur exigeant plus de précision face à tant de bonne volonté : compromis entre qui et sur quel programme ? Là, encore les perspectives s’obscurcissent, car dans les propos du leader de Place Publique il apparaît que le NFP arrivé en tête est légitime pour proposer une réforme du monde de scrutin et que « le PS doit s’ouvrir et Emmanuel Macron se remplir d’humilité ». Sur l’éventail des forces politiques avec lesquelles un compromis doit être recherché, tant sur le programme que sur le mode de scrutin, il demeure évasif.  Seul le RN en est clairement écarté. Mais LFI ? Silence, alors qu’il ne ménage pas ses attaques contre Mélenchon. Les partis centristes ? Ici encore, il ne dit mot. Après une campagne européenne qui réhabilitait l’idée d’un Parti socialiste réformateur souhaitant gouverner et acceptant les leçons de ses différents passages au pouvoir, l’usage sans sourciller de la rhétorique de l’esquive a de quoi inquiéter sérieusement l’électeur social-démocrate.  

Enfin, Raphaël Glucksmann qui se veut précisément l’instigateur d’un grand parti social-démocrate, introduit un élément supplémentaire de sidération pour le lecteur. Alors que la journaliste du Point lui demande ce qu’il ferait s’il était appelé à Matignon, le député européen, empreint d’une soudaine humilité, avoue n’être lui-même pas prêt, car il n’a pas encore travaillé suffisamment sur un programme précis. Donc, nous voilà avertis.

Certes entretenir l’ambiguïté, pour fédérer des soutiens ou ne pas en décourager d’autres, fait partie de l’art politique. Mais tenir des propos évasifs, dire tout et le contraire de tout, esquiver l’affrontement et la clarté, contribue à effriter le crédit gagné par Raphaël Glucksmann lors des européennes. Or, dans le chaos actuel du Parti socialiste, il figure parmi les rares responsables de gauche capable de faire bouger le camp progressiste vers plus de réalisme et l’éloigner des chimères de LFI. Plusieurs sondages récents[1] qui montrent combien LFI et Jean-Luc Mélenchon bénéficient d’une très mauvaise image, y compris auprès des électeurs socialistes, devraient d’ailleurs l’encourager à affirmer des positions claires à l’égard de ce pôle radical. Pourquoi alors le député européen reste-t-il figé dans ce confusionnisme ? Un vrai mystère.

 

[1] Voir notamment l’étude Ipsos menée du 24 juillet au 1er août 2024 auprès de 11 204 personnes) : pour 74% des sondés LFI est une formation d’extrême-gauche, 72% estiment qu’il attise la violence, 22% estiment qu’il est capable de gouverner ; 83%  ont une image défavorable de Jean-Luc Mélenchon. Le Monde, Fondation Jean Jaurès, CEVIPOF, Institut Montaigne.