L’Everest alimentaire edit
Alors que les contraintes biophysiques s’imposent de manière croissante aux activités humaines, les mondes agricoles peuvent-ils nous permettre de répondre au double défi de « nourrir et réparer la planète » ? C’est à cette question que s’attaque Sébastien Abis dans un essai court et personnel, en tentant de prendre en compte les différents paramètres pour franchir ce qu’il nomme « l’Everest alimentaire ».
Le directeur du club Déméter et chercheur-associé à l’IRIS file la métaphore himalayenne pour éclairer un chemin ardu devant nous, le résumant ainsi : « Franchir l’Everest alimentaire de ce siècle, c’est construire une sécurité alimentaire pour le plus grand nombre, en réduisant les victimes au maximum et en garantissant des conditions de vie favorables (ou meilleures qu’aujourd’hui) pour qui sera présent sur les chemins de ce lointain futur. » L’Everest, en d’autres termes, c’est notre capacité collective à faire face à une demande plus importante chaque jour, jusqu’au pic de population mondiale, prévu entre 2040 et 2070, avant une décrue anticipée par les démographes. Quotidiennement, jusqu’à 2050, c’est l’équivalent de 200 000 personnes en plus chaque jour que nos forces productives et nos écosystèmes devront soutenir, alors qu’à cette date, on devrait compter autant de personnes dans le seul Nigéria qu’au sein de l’UE. De plus, d’autres facteurs sociologiques comme l’urbanisation ou le vieillissement des populations vont profondément contribuer aux évolutions alimentaires, ayant une incidence sur les modes et les lieux de production, d’approvisionnement et de consommation des aliments ainsi que sur le choix de ces aliments.
Pour appuyer sa démonstration, il mentionne trois horizons incontournables (la sécurité, la soutenabilité, la santé) qui accompagnent ce défi et trois conditions indispensables à sa pleine réalisation (confiance, cohérence, constance). Pour l’auteur, l’agriculture ne peut plus se contenter comme par le passé d’être une variable d’ajustement de choix politiques et économiques, ni la cible d’obstacles normatifs injustifiés. Poursuivant son raisonnement, Sébastien Abis offre un tour du monde géopolitique en rappelant « pourquoi nous devons remettre la sécurité alimentaire au cœur de nos projets de performance collective », à savoir de notre contrat social et notre système de solidarité internationale. Cette sécurité alimentaire suppose l’accès, la disponibilité, la qualité et la stabilité des approvisionnements en nourriture. Elle passera peut-être par une « souveraineté solidaire » au niveau international, combinant des intérêts nationaux et l’intérêt commun de l’Humanité, à opposer à une course frénétique à la solitude et à l’enfermement.
L’auteur partage également le constat selon lequel nous produisons assez pour nourrir la planète, mais qu’un problème de répartition existe du fait des inégalités géographiques, des jeux de pouvoir et des disparités de richesse. Autrement dit, l’agriculture et l’alimentation se trouvent au cœur de problématiques politiques multiples, et dont les objectifs sont parfois contradictoires entre eux. Le chercheur le remarque justement : « Le juste prix de l’alimentation au 21e siècle doit donc être conçu à travers quatre composantes complémentaires : bon pour la santé du consommateur, bon pour la planète, bon pour le producteur et bon pour le territoire rural qui le génère. » Ainsi, si l’exigence de santé associée aux produits alimentaires gagne du terrain, être bon pour le producteur suppose des prix permettant de vivre décemment. Par ailleurs, les exigences d’un territoire rural supposent la prise en compte d’enjeux écologiques, dont les échelles se trouvent à la fois à l’échelle locale et au niveau global. Ces différentes contradictions sont envisagées par l’auteur.
Mais, tenant compte du fait que près de la moitié des sols agricoles dans le monde seraient dégradés, peut-on réellement produire la nourriture nécessaire sans nuire à l’état de la planète ? À la dégradation des écosystèmes s’ajoutent, plus que dans d’autres secteurs, les effets du dérèglement climatique. Pour donner un ordre de grandeur, les activités agricoles représentent environ 20% des émissions de CO² dans le monde, ce qui induit notamment de chercher à réduire les pertes agricoles et les gaspillages de nourriture afin d’en limiter les effets. Pourtant, contrairement à une tentation fréquente, il convient de ne pas opposer strictement agriculture et écologie, afin de miser plutôt sur une « agriculture écologiquement intensive », selon le mot de l’auteur. Différentes pistes mettant en avant l’agriculture dite régénératrice sont évoquées dans l’ouvrage, qui mentionne également l’importance de l’aquaculture, pour relever le défi alimentaire. Sans omettre l’hypothèse d’une large utilisation ultérieure des insectes, notamment pour l’élevage.
Pensant le temps long, l’auteur enjoint à l’action pour « identifier des futurs possibles, créer des récits et avancer des solutions pour penser la sécurité alimentaire de demain ». À ce titre, l’ouvrage remplit sa mission de dresser les grandes tendances utiles pour développer une approche prospective, réclamant confiance (gérer des dépendances, des indépendances et des interdépendances), constance (atteindre des objectifs définis) et cohérence (imaginer des solutions et faire face à l’adversité) dans les politiques à mener. Une chose est sûre : les agricultures du 21e siècle ne ressembleront probablement à rien du passé, sans qu’il ne soit encore possible de les anticiper. Le livre n’en est que plus utile pour les sherpas qui relèveront ce défi de l’Everest alimentaire.
Sébastien Abis, Veut-on nourrir le Monde ? Franchir l’Everest alimentaire en 2050, Paris, Armand Colin, 2024.
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