La Chine: grippette ou covid long? edit

28 février 2024

Depuis l’éphémère reprise post-covid, les nouvelles économiques de Chine, dont le PIB par habitant n’atteint que 31% de celui de la France, sont maussades. Seul pays au monde à s’enfoncer dans la déflation, peinant à stimuler sa demande intérieure pour compenser l’effritement du commerce mondial, la Chine est aujourd’hui sanctionnée par ses propres marchés financiers. Signe d’une économie parvenue à la maturité, heurtée par des chocs temporaires, mais dont les fondamentaux restent forts, ou expression de faiblesses structurelles aggravées par de mauvaises décisions de politique économique ? S’il y a probablement des deux, la balance semble néanmoins pencher vers la deuxième hypothèse.

Ce que révèle la chute des marchés financiers chinois

Les marchés d’action chinois sont notoirement volatils, réagissant autant aux anticipations de profits qu’à la politique de liquidité de la banque centrale (Banque populaire de Chine ou BPC). Orientés à la hausse bon an mal an depuis l’effondrement financier de 2008, ils avaient même fortement progressé lors de la pandémie de covid-19, à la faveur des abondantes liquidités fournies préventivement par la BPC. Mais alors que les économies occidentales, durement touchées en 2020 par les politiques sanitaires, redémarraient en 2021 et avec elles leurs marchés financiers, les actions chinoises entamaient leur descente aux enfers. L’indice FTSE A50, qui regroupe les cinquante plus importantes capitalisations boursières chinoises réservées aux investisseurs domestiques, a baissé de 45% depuis le pic de janvier 2021. L’hebdomadaire The Economist a calculé que la capitalisation boursière chinoise (y compris Hong Kong) a perdu environ 7000 milliards de dollars depuis lors, une baisse de 35%, alors que celle des entreprises américaines gagnait 14% et celle des indiennes 60%.

Les causes de cette débâcle au ralenti sont avant tout macroéconomiques. Les perspectives de croissance de l’économie sont régulièrement revues à la baisse : à l’objectif officiel d’une croissance du PIB en volume de 7% des années pré-covid a succédé une cible plus modeste, 5%, mais, au vu des résultats enregistrés en 2022 et 2023 (4,0% en moyenne), les investisseurs anticipent de futures révisions à la baisse. De plus, la situation des entreprises est plus noire que ces chiffres ne le suggèrent : la Chine est entrée en déflation dès le printemps 2023, avec, depuis lors, une baisse cumulée de 2,7% du prix de la valeur ajoutée. Le signal est alarmant, car il pointe à la fois une faiblesse de la demande et une intensification de la concurrence sur les prix et donc une compression des marges. Ce n’est pas la croissance en volume de 2023 (5,2%) qui importe pour les marchés d’actions, mais la croissance du PIB en monnaie courante, de seulement 4,6% contre 5,8% pour les États-Unis.

On imagine mal les épargnants français ou américains brandir des pancartes devant les bourses lorsque celles-ci s’effondrent mais c’est bien ce qui se passe parfois en Chine. La possibilité de devenir rapidement riche (ou de beaucoup perdre) mais aussi l’indigence des pensions d’État ont convaincu une portion importante de la population chinoise – 200 millions d’individus selon Bloomberg – à investir en actions. La chute des marchés est ainsi vécue au mieux comme un signe d’impéritie des autorités, de trahison au pire. Deng Xiaoping n’avait-il pas dit qu’il était bon de s’enrichir ? Tout autoritaire qu’il soit, le gouvernement chinois n’ignore pas ces mouvements d’opinion. Sa réaction est elle-même symptomatique des maux de l’économie chinoise : réticent à stimuler l’économie par de trop grandes largesses budgétaires, considérées comme corruptrices, il limoge les fonctionnaires en charge de la stabilité financière et fait procéder à des achats massifs d’actions par la filiale de son fonds souverain dédiée au marché intérieur. Ces interventions n’ont en rien ramené la confiance, ce qui incite à chercher des causes plus profondes qu’une déflation temporaire.

De l’excès d’endettement à la déflation

Lors de la crise financière de la fin 2008, le commerce international et les flux de capitaux s’asséchèrent en quelques semaines. Jusqu’alors, le développement à grande vitesse de l’économie chinoise reposait sur les investissements directs occidentaux – apporteurs de capitaux et de technologie – et l’exportation de biens manufacturés. Devenue l’usine du monde selon l’expression alors en vogue, le sort de la Chine dépendait étroitement du commerce mondial. Pour conjurer le risque d’une mort économique subite, Wen Jiabao, Premier ministre de l’époque, lança un plan de relance qui restera dans les annales de l’histoire économique mondiale par sa taille : 12,7% du PIB, dont la plus une grande partie alla vers le logement et les infrastructures, des moyens de transport à l’érection ex-nihilo de villes nouvelles. La Chine évita la récession et, ce faisant, contribua significativement au redémarrage de l’économie mondiale, mais ayant ouvert toutes grandes les vannes du crédit, son endettement monta en flèche. Jusqu’en 2008, la dette des secteurs publics et privés confondus était stable en proportion du PIB, à environ 140%, alors qu’elle était proche de 240% en France et aux États-Unis. Douze ans plus tard, juste avant la pandémie, la dette publique et privée chinoise atteignait 266% du PIB. Elle dépasse dorénavant 300%, selon les derniers chiffres publiés par la Banque des Règlements Internationaux, contre 250% aux États-Unis et 240% dans la zone euro. Si, dans le cas de la Chine, il est difficile de séparer dettes privées et publiques, au niveau des collectivités locales en particulier, on connaît son affectation sectorielle : le crédit a surtout servi à financer la construction immobilière et les travaux publics. L’excès d’offre – bien des villes nouvelles restent fantômes – entraîna une forte pression déflationniste et des faillites spectaculaires dans le secteur immobilier, celle du groupe multinational Evergrande liquidé le 29 janvier dernier étant à la fois la plus emblématique – l’entreprise était cotée sur les marchés mondiaux— et la plus systémique – sa dette était estimée à 340Mds $ fin 2022.

En 1933, l’économiste Irving Fisher avait attribué la déflation qui suivit la crise de 1929 à l’excès de dette du secteur privé (« debt deflation »), l’incapacité à rembourser entraînant liquidations d’actifs, chute de la demande de biens et donc des prix, et contraction du crédit bancaire à la suite des défauts et de la dépréciation des garanties des prêts bancaires. À l’époque rejetée par Keynes, l’analyse fisherienne refit surface lors de la crise japonaise et de la crise financière de 2008. Ayant suivi de près les déboires du Japon, dont ils avaient emprunté le modèle de développement, les dirigeants chinois n’auraient pas dû être surpris par l’éclatement de leur bulle immobilière. L’économiste en chef de Nomura, Richard Koo, qui avait théorisé à la Fisher le mal japonais sous le nom de « récession de bilan » (balance sheet recession), était d’ailleurs régulièrement consulté par Beijing.

Pourtant, en tardant à procéder à la liquidation des promoteurs défaillants, en hésitant à transférer les dettes privées vers le secteur public, et en se montrant pingres dans leur politique de liquidité, ils semblent n’avoir guère appris des précédents historiques. à moins que, cédant à une hybris nourrie par la montée en puissance de la Chine sur la scène mondiale, ils n’aient pensé que leur économie s’en sortirait par le haut. La chute des marchés d’action et la banqueroute d’Evergrande étant largement connus et commentés avec alacrité par le public chinois, il est probable que Xi Jinping finisse par virer lof pour lof, comme il le fit en remisant l’absurde politique de zéro-covid. Le dégonflement de la dette privée, déjà amorcé, se traduirait alors par un gonflement symétrique de la dette publique et une dépréciation du yuan, mais, au moins, l’économie sortirait de sa déflation rampante.

Le mal serait-il donc temporaire ? Suffirait-il d’appliquer les remèdes « occidentaux » pour le conjurer ? Deux autres facteurs plus structurels, la démographie et la re-politisation de l’économie, en font douter.

La loi d’airain de la démographie

Pour la première fois depuis les épouvantables famines causées par le Grand Bond en avant maoïste de 1958, la population de la Chine a baissé en 2022 (-0,1%), à 1,412 milliard d’individus. La nouvelle a fait grand bruit, car, au même moment, la population indienne continuait à croître, faisant dorénavant de l’Inde le pays le plus peuplé du monde. En réalité, l’inversion économique s’était produite en 2014, année où la population chinoise en âge de travailler (15-64 ans) atteignit son pic. Depuis, elle a baissé de 4,7%. Bien que la politique d’enfant unique, inscrite dans la Constitution en 1982 par des dirigeants obnubilés par les thèses malthusiennes du Club de Rome, ait été formellement abandonnée en 2021, l’impact du passé sur la pyramide des âges est inéluctable : la population en âge de travailler va continuer à décroître à un rythme accéléré, tandis qu’accélèrera la hausse du nombre de personnes âgées (+4,9% par an en moyenne depuis 2000). Le taux de dépendance vieillesse a déjà plus que doublé depuis le début du siècle, passant de 10% en 2000 à 22% en 2022. Selon les projections de l’ONU, il devrait dépasser 50% en 2050 : à cet horizon, deux personnes potentiellement actives devront financer le train de vie d’une personne retraitée. Si l’on ajoute aux personnes âgées les moins de quinze ans, le taux de dépendance total devrait atteindre 70% lors du centenaire de la République Populaire, et ce malgré une baisse du nombre de « jeunes » de près de 40% prévue d’ici 2050.

La Chine est loin d’être le seul pays confronté à la transition démographique. La résistance à toute réforme des retraites en France montre à quel point l’adaptation est politiquement difficile, du moins là où les colères populaires ne sont pas étouffées dans l’œuf. Sous cet angle, l’autoritarisme grandissant du régime chinois peut sembler un avantage. Mais la Chine est dans une situation encore plus difficile, car la transition y est bien plus brutale, en écho à la politique d’enfant unique des années 1980. Et, à défaut d’avoir bien assimilé les conséquences d’une accumulation excessive de dette dans une économie de marché, les  caciques du Parti connaissent bien l’histoire de leur pays, marqué par de violentes révoltes populaires, lorsque les dirigeants sont considérés comme injustes.

Il y a certes des marges de manœuvre : par exemple, le taux d’activité des seniors est très faible en Chine, en raison d’un âge de la retraite lui-même très bas : 60 ans pour les hommes et entre 50 et 55 ans pour les femmes. Il y a un an, le Premier ministre Li Kiang annonçait que son gouvernement allait mener des études « rigoureuses et approfondies » pour relever l’âge de la retraite de façon « prudente ». On comprend la prudence, mais on attend toujours les décisions.

Dorénavant souhaité par les autorités, un renouveau des naissances rééquilibrerait partiellement l’équation démographique d’ici vingt ans. S’il se produisait, il ferait d’une pierre deux coups : comme les économistes Keyu Jin, Taha Choukhmane et Nicolas Cœurdacier l’ont montré dans leur article « The One Child Policy and Household Saving », la politique d’enfant unique est un facteur explicatif majeur du taux d’épargne très élevé des ménages chinois, et donc de la faiblesse de la consommation. Ne pouvant compter sur plusieurs enfants pour les soutenir dans leurs vieux jours, les jeunes ménages chinois épargnent pour leur avenir tout en surinvestissant dans l’éducation de leur enfant pour élever son (et donc leur) futur revenu.

Or, au grand dam des dirigeants, les jeunes couples urbains ne sont guère désireux d’avoir plus d’un enfant, voire d’en avoir tout court, en raison de multiples obstacles, dont l’exiguïté des logements, le manque de crèches ou la difficulté à accéder à une école de qualité. Le mécanisme démonté par Keyu Jin, qu’elle résume en expliquant que, pour les couples chinois d’aujourd’hui, l’enfant est un investissement, reste donc actif. Les timides tentatives de relancer l’économie par la consommation plutôt que par l’investissement se heurtent toujours au comportement d’épargne des ménages, lui-même expliqué par les faiblesses des assurances sociales, famille, chômage, santé et vieillesse. Paradoxe intéressant : dirigée par un parti qui se réclame du socialisme, la Chine souffre des carences de sa protection sociale, d’ailleurs assumée par un discours officiel qui la soupçonne d’inciter à la paresse.

La main trop visible du parti

Le second facteur structurel pesant sur l’économie vient précisément de l’infléchissement de la politique du PCC sous l’égide de Xi Jinping, dont la « pensée sur le socialisme de caractéristique chinoise » figure désormais en tête de tous les documents économiques officiels, comme le fut celle de Mao en son temps. L’économiste Adam Posen fait remonter le tournant politique vers un contrôle plus étroit de l’économie à 2015, mais l’inflexion fut amorcée dès 2009, les dirigeants chinois ayant alors conclu de la crise financière de 2008 initiée aux États-Unis que le libéralisme économique ne convenait pas à la Chine. Alors que la ligne héritée de Deng Xiaoping favorisait l’initiative privée et la concurrence, avec d’immenses succès en termes de développement mais aussi une corruption galopante, fort bien décrite par Desmond Shum dans The Red Roulette[1], les banques d’État favorisèrent de plus en plus ouvertement les entreprises d’état, poussant les entreprises privées moins bien connectées vers des formes de financement de plus en plus spéculatives, à l’exception de titans comme Alibaba, Huawei ou Byd. Parallèlement, l’ingérence du PCC dans les entreprises publiques mais aussi privées se faisait de plus en plus lourde. Le fondateur et président d’Alibaba, Jack Ma, qui s’était permis de critiquer la politique de régulation financière, en fit les frais en 2020. Pour les entreprises à capitaux étrangers, la situation est encore pire, l’administration se montrant de plus en plus tatillonne. Résultat : une chute spectaculaire des investissements directs étrangers : à la fin de 2023, pour la première fois depuis que l’administration en charge des changes (SAFE) produit des statistiques, les retraits ont dépassé les entrées. Un développement récent de la politisation des entreprises est encore plus inquiétant : selon une analyse détaillée du Financial Times, un nombre croissant d’entreprises publiques et même privées – le FT cite le cas de Yili, un géant des produits laitiers originaire de Mongolie intérieure – développent en leur sein des unités militaires de réserve affiliées à l’Armée populaire de libération, comme si les considérations de sécurité l’emportaient sur celles du développement économique.

À long terme, c’est la capacité d’innovation des entreprises, donc la productivité, qui fera les frais de la pesante main du parti dans l’économie et de l’assèchement des investissements étrangers, même si l’innovation reste haut placée dans les mantras officiels.

Comme le fait remarquer Adam Posen dans « The End of China’s Economic Miracle », la conjonction de la reprise en main de l’économie par le PCC et les voltefaces de ce dernier dans la gestion de l’épidémie ont profondément ébranlé la confiance que les ménages avaient en leur système économique hybride et en leur propre avenir. L’assignation à résidence des habitants de villes entières décidée du jour au lendemain, l’abandon inopiné de la politique zéro-covid, et sa conséquence – une explosion de l’épidémie et des décès – ont causé une telle incertitude que les ménages en concluent que mieux vaut remplir son compte en banque que consommer ou investir. En témoigne le doublement des flux d’épargne vers les dépôts bancaires depuis fin 2018. Posen utilise la métaphore du covid long à propos de l’économie chinoise. L’image a l’intérêt de souligner la complexité et l’incertitude du mal économique qui s’est fait jour en Chine.

La Chine garde de sérieux atouts, mais risque fort de vieillir avant d’être riche

Bien sûr, l’économie chinoise garde de formidables atouts, ne serait-ce que par l’investissement massif dans l’éducation scientifique et technique, comme dans la recherche fondamentale et appliquée, dans des secteurs critiques comme les composants électroniques, l’intelligence artificielle ou le calcul quantique. Les stratèges industriels chinois ont tôt perçu la transition énergétique mondiale comme grand thème structurant des prochaines décennies. De ce fait, l’industrie automobile chinoise, qui a pris le virage vers l’électrique avant les autres et bénéficié de subventions massives lors de sa phase de développement, va dominer le marché mondial, comme le fait déjà son industrie des panneaux solaires. De même, l’investissement massif dans l’IA et la robotisation pourra en partie compenser le ralentissement de productivité causé par la politisation et la militarisation de l’économie.

La Chine atteindra-t-elle l’objectif de « devenir riche avant d’être vieux », clé de voûte du pacte social entre le peuple et ses dirigeants ? En 2022, son PIB par habitant, mesuré au taux de change de marché, ne valait que 17% de celui des États-Unis et 31% de celui de la France. Mesuré en parité de pouvoir d’achat, l’écart est moindre mais toujours considérable : 28% de celui des Etats-Unis et 39% de celui de la France. C’est dire si le chemin vers la prospérité est encore long et l’objectif de plus en plus aléatoire. On ne saurait s’en réjouir : le risque est que cette amère réalité ne renforce encore la tendance à l’autoritarisme et à la militarisation de Xi Jinping.

[1] Desmond Shum, Red Roulette: An Insider's Story of Wealth, Power, Corruption and Vengeance in Today's China, NY, Simon & Schuster, septembre 2021. Trad. fr. La Roulette chinoise, éditions Saint-Simon, 2022.