Y a-t-il trop de banquiers? edit
Le sauvetage d'urgence du secteur financier a attiré l’attention sur les salaires phénoménaux des banquiers, ainsi que sur les modes de rémunérations des salariés du secteur financier. Mais la croissance des effectifs est aussi en question, vu l'attractivité du secteur pour les jeunes diplômés, notamment outre-Atlantique. Comment s'y retrouver ? Qu'est-ce qui peut évoluer ?
Nicholas Kristof a raconté dans sa colonne du New York Times que le PDG de Lehman Brothers, l’une des premières banques à avoir fait faillite au mois de septembre, avait gagné 45 millions de dollars en 2007 et un demi-milliard entre 1993 et 2007.
Ce n'est pas une exception : une série construite par Thomas Piketty et Emmanuel Saez a montré que la part des 1% les plus riches dans le revenu total des Américains a constamment augmenté depuis le début des années 1980. Mais même en comparaison de ces 1%, les golden boys de la finance ont vu leurs revenus s’envoler. Une étude récente de Thomas Philippon et Ariell Reshef (1) montre qu'à compétence égale, un salarié du secteur financier gagnait au début des années 1980 le même salaire que s’il avait travaillé dans un autre secteur. Un écart s’est fait jour dans les années 80, qui s’est encore accru par la suite. En 2000, les salaires de la finance étaient de 60% supérieurs à ceux des autres secteurs. Ce différentiel s’explique en partie par l’augmentation du nombre de salariés hautement qualifiés dans le secteur financier, et par un risque de chômage plus élevé ; mais en partie seulement : Philippon et Reshef estiment que les salaires du secteur sont de 40% supérieur à ce que l’on aurait pu attendre en prenant en compte ces facteurs. La dernière fois qu’on a connu un tel écart, c’était en 1929.
Naturellement, le problème des salaires a été abordé lors des discussions autour du plan Paulson, qui autorise le gouvernement à dépenser jusqu'à 700 milliards de dollars pour acheter des actions dont le marché ne veut pas. Il semble injuste pour le contribuable de payer de sa poche le désordre créé par des gens qui gagnent 17 000 dollars en une heure. Mais aucun plafond sur les revenus des dirigeants n’a finalement été imposé aux banques qui vendent des actions aux fonds créés par le gouvernement, même si on a posé quelques limites aux « parachutes dorés ». De toute façon, comme le notait Thomas Piketty dans sa colonne de Libération la semaine dernière, une limitation des salaires est facile à contourner, et il serait préférable de taxer les hauts revenus, comme l’avait fait l'administration Roosevelt.
Du point de vue de la morale ou de l’équité, il serait évidemment souhaitable de payer (beaucoup) moins les banquiers ou de les imposer (beaucoup) plus. Serait-ce dommageable en termes d'efficacité économique, comme le suggèrent beaucoup d'économistes ? Y a-t-il un risque de décourager les plus doués et les plus travailleurs d’innover dans la finance ? Probablement. Mais ce serait sans doute une bonne chose. Car pour les meilleurs diplômés, la tentation d’entrer dans les secteurs financiers est encore plus puissante que ce que suggèrent Philippon et Reshef.
L'enquête “Harvard and Beyond”, une étude des différentes cohortes de Harvard dirigée par Claudia Goldin et Larry Katz, a montré qu’en 2006 ceux qui travaillaient dans la finance gagnaient presque trois fois plus (195%) que d'autres ; un chiffre fiable, obtenu après avoir neutralisé les rangs d’entrée et de sortie, le choix des majeures, et l'année de remise des diplômes (2). Pour les jeunes talents, la tentation de travailler dans ce secteur est énorme : l'enquête a montré que 15% des hommes diplômés des classes 1988-1992 travaillaient dans la finance, contre seulement 5% de ceux des classes 1969-1972. Plus généralement, la déréglementation massive du secteur financier entamée dans les années 80 et l'opportunité de faire des profits extraordinaires ont été accompagnées d'une augmentation du nombre et des qualifications des salariés de ce secteur. Là encore, selon Philippon et selon Resheff, il faut revenir à 1929 pour constater un tel écart entre l'éducation moyenne des salarié du secteur financier et de ceux du reste de l'économie. La complexité croissante des produits financiers dans les 30 dernières années a rendu le secteur financier intéressant pour n'importe quel diplômé, aussi intelligent qu’il soit.
Ce que la crise a fait brutalement apparaître est que toute cette intelligence n'est pas employée d’une façon très productive. Certes, un secteur financier est nécessaire de servir d'intermédiaire entre les entrepreneurs et des investisseurs. Mais le secteur semble avoir pris une existence quasi-autonome, sans connexion apparente avec les conditions de financement de l’économie réelle. Thomas Philippon estime que le secteur financier, qui représente 8% du PIB américain en 2006, est probablement au moins de 2% au-dessus de la taille exigée par cette intermédiation (3). Pire, la crise des subprime est presque certainement partiellement liée au fait que les besoins des marchés financiers (la demande insatiable des banques pour les fameuses «mortgage backed securities ») a mené à des emprunts excessifs et à la bulle immobilière.
En regardant les événements des derniers jours, on se prend à vouloir envoyer chez eux certains PDG du secteur. Plus pragmatiquement, la disparition des gains exorbitants peut encourager les jeunes générations à rejoindre d'autres secteurs, où leur énergie créative seraient socialement plus utile. La crise financière pourrait nous plonger dans une récession sévère et prolongée. Mais elle aura au moins pour avantage de favoriser une meilleure allocation des talents. Il faut espérer que les plans de sauvetage de Wall Street et de la finance européenne ne convaincront pas les plus brillants que la finance reste la meilleure option.
1. Thomas Philippon and Ariell Reshef, “Skill Biased Financial Development: Education, Wages and Occupations in the U.S. Finance Sector”, NYU Stern Business School mimeograph, September 2007.
2. Claudia Goldin and Lawrence Katz, “Transitions: Career and Family Life Cycles of the Educational Elite” American Economic Review (2008) 98:2 pp 263-269.
3. Thomas Philippon, “Why Has the U.S. Financial Sector Grown so Much?”, MIMEO, NYU Stern.
Une version anglaise de ce texte est publiée sur le site de notre partenaire VoxEU.
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