Emmanuel Macron, le Tony Blair français? edit

22 avril 2016

La jeunesse, un art consommé de la séduction et de la transgression, la conscience aiguë que le nouveau monde réclame de nouvelles solutions politiques. Une célébration du marché, un art constant de la triangulation, une approche novatrice en matière de sujets de société... Tout paraît rapprocher Tony Blair et Emmanuel Macron, ce dernier prenant lui-même pour un compliment cette évocation. Cette comparaison est-elle pour autant pertinente ? Si l’on s’en tient aux idées, la réponse est positive. En revanche, pour ce qui est de la stratégie, elle ne l’est probablement pas. Mais l’époque et le pays ne sont pas les mêmes non plus!

Lorsque Tony Blair publia en 1998 son manifeste politique, The Third Way: New Politics for a New Century, dans la série des pamphlets de la Fabian Society,  il s’agissait pour lui d’opérer une profonde révision idéologique non seulement du Parti travailliste mais plus largement de la social-démocratie elle-même. Il estimait que celle-ci, aussi bien au niveau des idées que de la forme organisationnelle, n’était plus adaptée au monde d’aujourd’hui et que, sans cette révision profonde, elle ne pourrait plus constituer dans l’avenir une force de gouvernement crédible et efficace.

Emmanuel Macron n’a pas, ou pas encore, effectué le travail de synthèse doctrinale correspondant à celui réalisé par l’inventeur politique du social-libéralisme, il n’a pas non plus trouvé son Antony Giddens, mais nul doute que les principaux éléments du « blairisme » se retrouvent dans le discours du ministre français. Les deux similitudes principales concernent d’une part la vision de l’économie et d’autre part la stratégie politique.

Sur le premier point, l’un et l’autre partent de la même conviction : la mondialisation de l’économie et, ajouterait Macron, la transition numérique obligent la gauche qui entend exercer des responsabilités gouvernementales à opérer une révolution copernicienne consistant à se donner comme objectif principal l’intégration réussie de l’économie nationale dans le marché mondial. Il ne s’agit pas d’une préférence idéologique mais d’une nécessité vitale dans un monde qui bascule et qui connaît sa nouvelle « grande transformation » pour parler comme Polanyi. Dans ce nouveau monde, la compétition est la loi et les concurrents sont plus nombreux et puissants que du temps où les pays occidentaux dominaient le monde. Dans ce nouveau monde les statuts ne se transmettent plus de génération en génération. La première mission d’un gouvernement national n’est pas de diriger l’économie mais de veiller à la fluidité de son fonctionnement. Sa deuxième mission est d’équiper les citoyens pour les rendre aptes à relever les défis de ce monde nouveau. Sa troisième mission est de veiller en permanence à la flexibilité des marchés du travail des biens et des services et des capitaux pour porter toujours plus haut la croissance potentielle. Les vertus reconnues du marché ont des limites qui tiennent aux risques de prédation économique, écologiques, et sociale, d’où l’impératif de la régulation et des filets sociaux. Dans ces conditions, État, patrons et salariés ont de nombreux intérêts communs qui doivent les conduire à travailler ensemble.

Si Emmanuel Macron endosse largement ce programme, il n’épouse pas la défiance maladive de Tony Blair à l’égard de l’intervention économique de l’État et ne se prive pas de se livrer aux petits jeux du meccano industriel. Issu de la culture de la haute fonction publique française, il n’a pas les mêmes réticences que Blair, mais il n’en partage pas moins les grandes lignes de la vision blairiste. Tous deux refusent de considérer que le libéralisme, notamment économique, soit par nature une pensée de droite et, au contraire, estiment que la pensée progressiste doit s’en nourrir pour partie. Les entreprises n’étant pas considérées comme des ennemis et les diminutions d’impôts comme des cadeaux aux patrons mais comme des aides à la compétitivité, l’un et l’autre critiquent la politique traditionnelle de la social-démocratie : le « Tax and Spend ». L’un et l’autre enfin estiment qu’il n’y a pas en matière économique des politiques de droite et de gauche mais des politiques efficaces et inefficaces. Emmanuel Macron a été l’architecte du CICE, il vient de critiquer l’ISF qui taxe également les rentiers et les preneurs de risques, il a même célébré les entrepreneurs qui rêvent de devenir milliardaires. En un mot, en matière économique, l’un et l’autre estiment que la social-démocratie de l’après-guerre et son orthodoxie ne sont plus adaptées au monde d’aujourd’hui.

Tony Blair sur ces points est cependant plus clair et plus radical qu’Emmanuel Macron. Il est vrai que la tradition libérale est plus ancrée en Grande-Bretagne qu’en France ! Il va notamment plus loin que lui dans la manière dont il réarticule différents concepts politiques. Il entend en effet réconcilier les contraires : « patriotism and internationalism, rights and responsabilities, promotion of enterprise and the attack on poverty and discrimination ». Ses valeurs chrétiennes et son patriotisme britannique, qu’il assume clairement, contribuent fortement à cette réarticulation.

Du point de vue stratégique, les intuitions centrales sont également voisines. L’un et l’autre estiment  que le clivage gauche/droite n’est plus pertinent et que désormais les centres réformistes, de gauche et de droite, doivent s’opposer aux périphéries conservatrices et dogmatiquement antilibérales et antieuropéennes. Tous deux entendent donner plus de place en politique à la personnalisation et à la centralité du leadership, comptant sur le charisme et les talents médiatiques des leaders. Tous deux enfin entendent déconnecter pour partie les valeurs éternelles du progressisme des politiques menées qui doivent d’abord être efficaces.

Tous deux, enfin, arrivent à une période cruciale de l’histoire de la gauche socialiste. Blair prend la tête du parti, en 1994, après quatre défaites électorales consécutives du Labour : 1979, 1983, 1987, 1992. Macron lance son mouvement alors que les perspectives électorales du parti d’Epinay, et de la gauche en général, n’ont jamais été aussi sombres. Tous deux estiment que leurs partis ne sont pas réformables sans une véritable révolution idéologique et organisationnelle et tous deux ont l’ambition d’exercer le pouvoir suprême. Mais ici, la stratégie diffère.

Blair a pour objectif de s’emparer de son parti pour le transformer radicalement, c’est-à-dire de faire du Labour le New Labour. Ce travail, commencé avant lui par Neil Kinnock puis John Smith, il le mènera à son terme après avoir succédé à ce dernier comme leader du parti. Il le demeurera treize ans. Macron a choisi une voie radicalement différente. Il estime qu’il n’a aucune chance de prendre la direction d’un parti irréformable et incapable de se maintenir au pouvoir. L’observation de l’évolution actuelle du Labour Party lui-même, aujourd’hui dans les mains des trotskistes, a pu le convaincre que même la révision radicale opérée par Blair n’avait pas suffi à terme pour empêcher le retour vers la pensée marxiste, et donc que la reconstruction politique devait s’opérer de l’extérieur non seulement du parti mais de la gauche elle-même.

Son pari est très audacieux. Sa réussite suppose en effet la conjonction de plusieurs facteurs : l’affaiblissement accéléré du clivage gauche/droite ; la décomposition accélérée du parti socialiste ; la modification à terme du mode de scrutin avec l’instauration de la proportionnelle ; l’accord, à terme, d’une partie de la droite et du centre pour une recomposition véritable du paysage politique français ; une présence à la prochaine élection présidentielle lui permettant de donner une certaine consistance à son mouvement ; enfin, plus tard, l’apparition de graves difficultés et divisions au sein de la droite de gouvernement. La voie paraît donc bien étroite pour lui.

Si donc la perspective de conquête du PS par Emmanuel Macron est exclue, si la conversion du PS à un programme social-libéral l’est aussi et si enfin la culture politique Française est peu réceptive à ce type de stratégie, sous quelles hypothèses la démarche d’Emmanuel Macron peut-elle faire bouger les lignes ? On a du mal à croire que la tradition plébiscitaire française, même parée de la modernité du numérique, puisse conduire à l’Elysée un dirigeant sans infrastructure partisane et sans maillage territorial, même si François Hollande devait se retirer et si le PS venait à désigner un candidat de gauche traditionnelle. Mais il est vrai qu’en France, contrairement à la Grande-Bretagne, l’élection présidentielle reste l’élection majeure et c’est bien celle que veut et peut jouer Emmanuel Macron pour accumuler un capital politique. Ensuite, si le clivage gauche/droite est loin d’avoir rendu les armes comme nous le verrons l’an prochain, il est vrai qu’il est devenu inadapté à la configuration et aux relations des différentes forces politiques aujourd’hui. Le clivage principal opposera de plus en plus les partisans d’une France ouverte au monde et à la poursuite de la construction européenne à une France fermée, antilibérale, souverainiste et parfois xénophobe. Or ce clivage est orthogonal au clivage gauche/droite. Dans ces conditions, et compte tenu de la forte position électorale du Front national, et malgré les avantages pour la droite de gouvernement d’un mode de scrutin majoritaire à deux tours, une partie de la droite et du centre peut avoir en 2017 l’idée de rassembler les forces libérales, sociales et européennes face à la France antieuropéenne et antilibérale qui représente aujourd’hui près d’une moitié de l’électorat.

Au lendemain de la victoire d’un représentant de la droite modérée face au FN, une recomposition à chaud peut être tentée. Emmanuel Macron sera alors bien placé soit pour prêter son concours à un gouvernement réformateur soit, si la droite retombe dans les petits calculs et l’ivresse d’une chambre bleu-horizon, pour prendre le leadership d’une force alliant gauche modérée, écologistes réalistes et centristes européens. De manière plus générale, la crise des partis en France, la crise plus générale de la représentation, créeront nécessairement des opportunités pour les audacieux qui tenteront leur chance en dehors des organisations partisanes traditionnelles.

Certes, il y a beaucoup de « si » dans tout cela et l’on ne voit pas comment, d’une manière ou d’une autre, la démocratie représentative pourrait se passer plus facilement demain qu’hier d’organisations partisanes pour la faire fonctionner. Mais une chose est certaine : dans l’état de décomposition accélérée de notre système partisan, le moment pour se lancer n’est pas le plus mal choisi. Et dans la perspective d’une victoire électorale écrasante de la droite l’an prochain, prendre date pour l’avenir pour un homme de gauche nouveau, même s’il assume son projet d’enjamber le clivage gauche/droite, n’est pas après tout une mauvaise idée ! Emmanuel Macron a de toutes manières indiqué quelle était pour lui la voie à suivre : la troisième !