La fable du Brexit edit
Le mariage, dit quelque part Oscar Wilde, consiste « à faire face ensemble à des problèmes qu’on aurait pas eus séparément ». Force est de constater que le Brexit, c’est l’inverse : ça consiste, pour les Anglais notamment, à faire face séparément à des problèmes qu’ils n’auraient pas eus ensemble. Rien de spectaculairement catastrophique, sans doute, mais une accumulation de difficultés parfaitement superflues qui vont empoisonner des mois, voire des années durant, la vie des sujets de Sa Gracieuse Majesté.
La victoire du Leave est une épreuve multiple : pour l’entité Royaume-Uni dont elle fragilise la cohésion, pour son économie dont elle devrait affecter la croissance, pour ses populations dont elle risque d’enchérir les approvisionnements, pour sa City menacée de perdre sa pole position dans le financement de la zone euro, pour sa diplomatie brutalement coupée de ses relais européens, pour son administration condamnée à fournir un travail de titan afin de simplement conserver ses accords commerciaux avec le reste du monde, pour son système partisan, emporté dans la tourmente qu’il a lui-même déchaînée, et donc pour son futur gouvernement dont le seul but doit être paradoxalement de s’éloigner aussi peu que possible du statu quo ante et qui se retrouve ainsi dans la situation d’Alice, « obligée de courir très, très vite rien que pour rester sur place ».
Le sort de nos amis inspire certes à nos concitoyens une manière de joie mauvaise car, depuis Jeanne d’Arc, rien de fâcheux ne peut arriver aux Britanniques qui ne soit accueilli avec gourmandise de ce côté-ci de la Manche, mais, malgré cette robuste et peu charitable satisfaction, l’interprétation des origines du Brexit et de la nature de la crise de l’Union européenne reste chez nous placée sous le signe d’une complaisance hors de propos pour les thèses britanniques. Sur l’Europe, la machine à s’aveugler tourne à plein régime et le Brexit semble nous avoir inspiré une fable de la crise européenne dont, avec une quasi-unanimité, politiques, commentateurs, médiateurs et hommes de la rue ont choisi de se bercer. Cette fable repose sur quatre contre-vérités répétées ad nauseam sur la base desquelles il ne sera pas facile de bâtir une stratégie européenne cohérente :
1/ Les peuples de l’Union sont soumis à la loi d’airain d’un personnel politique européiste qui ne prend aucunement en compte les aspirations euro-critiques des citoyens. La réalité est pourtant bien différente. Voici maintenant une vingtaine d’années que l’Union européenne est dirigée par des responsables et des partis politiques oscillant entre l’euro-indifférence, l’euroscepticisme et l’europhobie. C’est au milieu des années quatre-vingt-dix que partout en Europe, les euro-fervents français, allemands, beneluxiens, espagnols et italiens, entre autres, ont quitté la scène et vu leur partis politiques, sociaux-démocrates et socio-libéraux, décliner, voire entrer en agonie comme l’UDF ou la Démocratie chrétienne, tandis que montaient en puissance à gauche des radicaux de l’indignation et à droite des souverainistes libéraux, souvent flanqués comme en Autriche, aux Pays-Bas, au Danemark ou en Italie de populistes xénophobes auxquels ils étaient contraints de s’associer. En quelques années, le système partisan européen a largué les amarres et donné congé à l’ordre politique tripartite – chrétiens-démocrates, sociaux-démocrates et euro-libéraux – auquel s’était adossée la construction de l’Europe. La relève des euro-fervents par des euro-tièdes, aussi peu enclins à tout casser qu’à poursuivre la construction européenne, aura eu pour effet d’élargir l’Union au-delà des limites du raisonnable (ouverture des négociations d’adhésion avec la Turquie) de bloquer le développement de toute vraie politique commune (politique économique, politique étrangère et militaire notamment), et de saccager le système de décision communautaire issu de Maastricht. Résultat, l’Union est devenue la maison des chiens de faïence aussi incapables de faire que de défaire : de faire parce qu’on aime pas agir ensemble, de défaire parce qu’on sait bien (et le Brexit le confirme) que le repli national est un « no way » absolu. L’aboulie générale est le terme inévitable de la contradiction. Ceux qui comme Hubert Védrine proposent « la pause » comme remède à la crise ferait bien de s’aviser qu’il n’est pas évident de faire la pause quand on est déjà arrêté!
2/ À travers le vote Leave, les Britanniques ont levé l’étendard d’une révolte légitime contre le déni de démocratie que l’Union impose aux peuples qui la composent. Cette accusation est triplement infondée : elle l’est d’abord parce que depuis Maastricht, les institutions communautaires fonctionnent de manière authentiquement respectueuse des canons du pluralisme libéral et démocratique: président et Commission investis, contrôlés, et éventuellement censurés par une assemblée élue au suffrage universel, adoption dans la plus totale transparence des lois et règlements par accord entre deux émanations, directe et indirecte, des peuples, contrôle vigilant des actes législatifs et des décisions par une cour de justice puissante et respectée. Elle l’est encore parce que si les princes euro-sceptiques qui nous gouvernent depuis vingt ans se sont effectivement ingéniés à court-circuiter le système communautaire et à lui substituer ce que Mme Merkel, bien mal inspirée ce jour-là, a qualifié, dans son discours de Bruges, de « méthode de l’Union », ce dévoiement institutionnel a tout pour séduire les souverainistes dont il couronne les aspirations mais rien pour rassurer les défenseurs de l’Europe communautaire. Ce système primitif de réunion des dirigeants nationaux qui, dans sa forme la plus achevée, prend ses fausses décisions à l’unanimité, en dehors de toute préparation collective en amont, de toute association parlementaire en parallèle et de tout vrai contrôle juridictionnel en aval est l’absolue négation de celui que l’Union a reçu de ses fondateurs, un système qui combine le pouvoir d’initiative d’une institution commune, la Commission, la prise de décision des États à la majorité qualifiée, l’association pleine et entière d’une instance parlementaire élue au suffrage universel et le contrôle d’une juridiction impartiale et respectée. Martyrisée depuis vingt ans, l’Europe communautaire qui à Maastricht a porté à un degré de perfection inégalé l’art de concilier la double exigence de démocratie et d’efficacité dans un ensemble multinational n’a aucune raison de récolter l’opprobre légitimement méritée par le système à la fois brutal et inefficace que chérissent ses adversaires.
L’accusation est enfin d’autant plus infondée que la preuve a été une nouvelle fois apportée de la parfaite inadéquation de l’instrument référendaire à la prise de décision européenne. Un référendum n’a pas pour objet de permettre aux gens d’exprimer leur mauvaise humeur mais de donner aux citoyens le pouvoir de faire un choix net entre deux options précises. La question posée doit être claire et comporter une alternative intelligible, ce qui, l’embarras post-électoral des brexiteurs l’a surabondamment montré, n’était pas vraiment le cas le 23 juin outre Manche dans la mesure où personne n’avait la moindre idée de l’étendue, du contenu et des modalités de la rupture éventuelle entre le Royaume-Uni et ses futurs anciens partenaires. 2016 confirme les enseignements de 2005 et souligne l’absurdité du recours à un dispositif aussi brutal et grossier pour prendre des décisions complexes au sein d’un ensemble associant une trentaine de peuples distincts.
3/ L’Europe libérale est la cause de nos malheurs. Nous sommes ici au cœur du déni français de réalité. La dénonciation de la construction européenne qui serait devenue la cause de tous nos maux en s’inscrivant dans le cadre d’un système capitaliste ouvert et mondialisé, est décidément l’effet d’une bien étrange pathologie nationale. C’est un fait que si la globalisation présente de sérieux effets négatifs en terme de concentration de pouvoirs et d’aggravation des inégalités, il est doublement étrange que les peuples d’ Europe et leurs dirigeants continuent d’imaginer que la globalisation ne serait pas une figure imposée mais une option qu’il serait loisible de récuser, et que les défis qu’elle lance à nos sociétés puissent être plus commodément relevés dans le cadre de vingt-huit politiques nationales que dans celui d’une stratégie commune des peuples de l’Union. Le président Obama n’a pas eu tort de nous le rappeler en des termes d’une puissante et rafraîchissante simplicité.
4/ Le Brexit est la revanche des nations contre l’abus de pouvoir européen. L’idée que la perte de légitimité européenne soit l’inévitable contrepartie du retour en force de l’idée nationale est peut-être la plus simpliste et la plus pernicieuse de toutes celles qu’on entend depuis le 23 juin. La coïncidence entre le Brexit et le réveil des tensions centrifuges – écossaise et irlandaise – au sein d’un des plus anciens et des plus solides États d’Europe devrait pourtant nous mettre la puce à l’oreille et nous donner à penser que nous vivons tout autre chose que la énième version d’un printemps des peuples dressés contre un empire abusif. L’Union européenne me paraît être la première et la plus spectaculaire victime d’une crise autrement plus profonde et plus diversifiée de la solidarité politique, une crise qui voit se valoriser systématiquement le particulier par rapport à l’englobant, le petit par rapport au grand, le semblable par rapport au différent, le corporatif par rapport au général, l’identitaire par rapport à l’idéologique, la nation-ethnie par rapport à la nation-contrat, le ressentiment par rapport au partage (à gauche) et l'exclusion par rapport à la fidélité (à droite). Si l’on admet ce constat plutôt affligeant et dont les causes sont assurément complexes, on est conduit à analyser la crise que traverse l’Union européenne comme la manifestation particulière d’un phénomène général de fragmentation du lien politique qui s’opère sous toutes les latitudes et à tous les niveaux, européen, national, régional, social, religieux, sexuel ou partisan.
Il est clair que nous vivons là une formidable altération du système de valeurs – liberté, échange et partage – que nos pères avaient cahin-caha su retrouver au lendemain des grands désastres. Deux mille ans avant le président Obama, le pèlerin d’Emmaüs avait dit l’essentiel et c’est cet essentiel que nous paraissons aujourd’hui si près d’oublier : « il se fait tard, restons ensemble ».
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