Theresa May a décidé de prendre sa perte edit
Mais pourquoi les dirigeants politiques et économiques de France et d’Europe, les médias et l’immense majorité des leaders d’opinion de toutes sortes répètent-ils ad nauseam que Theresa May a fait le choix d’un « hard Brexit » et arrêté une véritable stratégie de confrontation avec les vingt-sept de l’Union européenne ? Il est pourtant clair que, sauf à ignorer la décision du peuple britannique et trahir son propre mandat, Mme May n’avait guère les moyens politiques mais surtout juridiques de faire un autre choix que celui d’un Brexit clair, c’est-à-dire assumé et non contourné ; et que Brexit clair n’est pas nécessairement synonyme de Brexit dur.
Comme l’avait montré Jean-Claude Piris, l’ancien juris-consulte du Conseil, toutes les formules intermédiaires entre l’appartenance à l’Union et la sortie pure et simple étaient plus défavorables aux intérêts britanniques que le subtil compromis patiemment tricoté depuis quarante ans par les diplomates de sa Gracieuse Majesté. Aucun des statuts négociés par l’Union avec Oslo, Berne ou Ankara ne pouvait être transposé au Royaume-Uni sans se traduire par une perte unilatérale de pouvoir et d’influence, perte très partiellement compensée par des économies budgétaires à la fois incertaines et limitées. Ceux qui sont en quête d’un compromis permettant aux Anglais d’avoir un pied dans l’Union et un pied dehors, sont forcés d’admettre que le statut actuel représente un point d’aboutissement indépassable. Il n’y a pas matière à finasser et le gouvernement britannique se devait de faire un choix clair entre deux options et deux options seulement : d’un côté, reconduire le meilleur des statu quo en passant pratiquement par pertes et profits le choix du peuple britannique ; de l’autre, afficher une fidélité de principe à la volonté populaire de reconquête de la souveraineté, « whatever it takes », et consentir à prendre la perte, probablement limitée mais assurément inévitable, induite par l’abandon de toutes les limitations imposées à la souveraineté britannique.
La première de ces deux options supposerait la démission du Premier ministre, la dissolution des Communes et une crise ingérable au sein même du Parti conservateur entre partisans et adversaires de cette ligne. Mme May a estimé qu’elle n’avait pas été choisie pour braver la volonté populaire et plonger son propre parti dans les pires convulsions. Qui peut sérieusement l’en blâmer ? Reste l’autre option, payer le tribut aux grands principes, le prix de la bêtise en quelque sorte, et assumer les risques économiques et politiques, intérieurs et internationaux, du Brexit en espérant qu’ils seront limités.
Malgré les apparences, c’est moins la volonté d’en découdre que la force des choses qui fait ici loi. Le Premier ministre a repoussé aussi longtemps que possible l’arbitrage entre un invendable déni de démocratie et l’acceptation de la facture du Brexit. C’est contrainte et forcée par les exigences du calendrier (les élections européennes auxquelles il est inimaginable de voir les citoyens du Royaume-Uni participer une nouvelle fois auront lieu dans deux ans), que Mme May est sortie mardi dernier d’une longue période d’incubation-hésitation et choisi la clarté. Confrontée aux effets prévisibles et plus ou moins indésirables d’une décision populaire incontournable, elle a estimé qu’il était temps pour le peuple britannique d’atterrir dans le réel et d’accepter publiquement de prendre sa perte, quitte à en discuter chèrement le montant pendant les deux années prévues pour la négociation par l’article 50 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
Il est d’autre part remarquable, bien qu’insuffisamment remarqué, que le périmètre de la rupture ait été soigneusement circonscrit par le chef du gouvernement britannique et limité aux exigences effectives de la reconquête juridique de sa souveraineté par le Royaume-Uni. À la différence des débordements permanents de Donald Trump, la récente mise au point de Theresa May ne cède ni à la tentation du protectionisme ni à celle du désengagement sécuritaire. Condamné par la logique du Brexit à rendre plus visqueux ses échanges avec ses partenaires les plus proches, elle n’en reste pas moins fidèle au libre échangisme manchesterien de Ricardo (accessoirement défendu par Marx) et étrangère aux proclamations néo-colbertistes du ploutocrate anti-libéral de la Maison-Blanche. Son discours était de ce point de vue indiscutablement mieux bordé que celui celui qu’elle avait prononcé devant les militants de son parti à Birmingham il y a quelques semaines. Sur le discours de Birmingham planait un peu trop en effet l’ombre de Joseph Chamberlain et de la substitution de « la préférence impériale », c’est-à-dire du « splendide isolement » au libre échange, substitution totalement irréelle dans le monde d’aujourd’hui. Il semble assez évident que la mise en œuvre du concept de global Britain ne passe pas par la mise au réfrigérateur des échanges intra-européens et qu’il est donc essentiel de dessiner avec l’Union un cadre institutionnel compatible avec des flux de biens, de services, de capitaux et même de personnes à la fois réguliers et faciles. Le modèle de Mme May est, dit-on, Singapour : imagine-t-on Singapour partir à la conquête de l’économie mondiale en commençant par rompre ses liens avec ses voisins de l’ASEAN ?
Ce cadre ne sera toutefois pas facile à mettre en place. En matière financière, les conséquences de la sortie de l’UE et du contrôle juridictionnel de la Cour européenne sur ce type d’activités au Royaume uni ne seront pas négligeables, même si, en contrepartie du retrait du passeport européen, pourront être négociés des accords spécifiques « à la Suisse » pour les différentes catégories d’opérations. En matière de circulation des biens, la question épineuse sera sans aucun doute moins celle du tarif douanier que celle du contrôle des normes qualitatives à l’élaboration desquelles Londres ne participera plus et au respect desquelles les Britanniques ne seront plus soumis, sauf précisément pour leurs exportations en direction de l’UE. Le rétablissement du contrôle aux frontières qui en résultera introduira dans les échanges une certaine viscosité dont les effets, sûrement négatifs mais probablement limités, sur les investissements industriels au Royaume-Uni sont impossibles à mesurer avec précision. Quant aux personnes, les discussions seront complexes mais le principe de réciprocité sera sans doute irrécusable de part et d’autre. Le Brexit sera donc sans nul doute un jeu à somme négative, les pertes, impossibles à évaluer a priori, étant inévitablement plus lourdes pour les Britanniques que pour leurs futurs ex-partenaires. C’est l’honneur tardif de Mme May que de commencer enfin à les regarder en face !
La différence entre May et Trump devrait également se manifester sur les questions de défense et de solidarité militaire face à la Russie. Sans doute le Brexit ajoutera-t-il un élément de complexité supplémentaire à la gestion de cet enjeu majeur, un enjeu rendu d’ores et déjà inextricable sous l’effet du non-recoupement des communautés européenne et atlantique, du pacifisme tenace de l’opinion allemande, de l’attachement vétilleux de chaque acteur national à sa souveraineté et désormais d’une menace américaine de désengagement. L’Europe de la défense est encore loin du port mais sur la base du discours de Theresa May, rien ne permet toutefois de conclure en ce domaine à l’existence d’une tentation anglaise d’alignement sur les positions annoncées de l’Amérique trumpienne. Il y a au contraire tout lieu de croire que le Royaume-Uni se fera auprès de la nouvelle administration américaine le relais de la vigilance euro-continentale et le porte-parole d’un lien transatlantique fort au sein de l’OTAN.
On objectera que Theresa May est elle aussi gagnée par la rhinocérite anti-coopérative qui conduit de plus en plus de partis et d’États dans le monde, et d’abord les États Unis, à céder au culte du ressentiment, de l’égoïsme et de la force, et à faire bon marché de l’exigence kantienne de compatibilité entre l’action particulière des États et la cohérence de l’ordre mondial. La preuve de la conversion britannique à l’idéologie non coopérative serait fournie par les menaces de dévaluation monétaire et de dumping fiscal brandies par « la nouvelle Dame de fer » en cas d’échec des négociations avec l’Union. Largement déterminées par l’inconfort structurel de la position de négociation d’un pays qui a plus à perdre que ses partenaires dans les discussions à venir et par le souci de masquer cet inconfort, ces menaces doivent être accueillies avec calme de ce côté-ci de la Manche. Et cela pour trois raisons majeures.
Le recours à de telles armes, tout d’abord, est totalement indépendant du futur statut d’un Royaume-Uni brexité : rien n’empêche les Britanniques d’en faire usage dès à présent, mais ils ne peuvent ignorer que les États continentaux et les gestionnaires de l’euro disposent de moyens de représailles équivalents aux leurs. Les Français en particulier seraient bien avisés de lancer rapidement un coup de semonce en décidant une diminution raisonnable mais substantielle de leur taux d’imposition sur les sociétés.
L’affaiblissement durable et massif de la livre signerait en second lieu un appauvrissement collectif du Royaume et en mettrait les entreprises en situation de très grande vulnérabilité par rapport aux investisseurs en euros : drôle de façon de défendre, comme on prétend le faire, la souveraineté du pays.
Enfin, les représailles fiscales et monétaires brandies par Mme May contredirait directement les objectifs de reconquête politique des classes moyennes et populaires – « the ordinary people » – proclamés il y a quelques semaines à Birmingham. La plongée de la livre, déjà dénoncée par l’opposition, renchérit d’ores et déjà sensiblement la vie quotidienne des gens et un dumping fiscal massif compromettrait les efforts annoncés en matière de relance des services publics. Mme May sait qu’elle ne peut pas aller trop loin sur ce terrain miné.
Tout irait-il donc pour le mieux dans le meilleur des mondes brexités ? Certainement pas car personne ne mesure aujourd’hui l’ampleur de la pénalisation économique, de la marginalisation politique et des risques de déstabilisations imposé par le Brexit à un Royaume de moins en moins Uni. On ne doit non plus pas sous-estimer, au sein d’une Europe de plus en plus mesquine, le caractère dévastateur des querelles de gros sous issues des discussions sur les conséquences concrètes de la sécession britannique : statut des biens immobiliers de l’Union, sort et indemnisation des fonctionnaires européens et surtout traitement des engagements budgétaires pris à vingt-huit et potentiellement réalisés à vingt-sept. Il y a là des fontaines de vinaigre qui ne demandent qu’à couler !
Le plus grave est toutefois ailleurs. Nous avons tendance à faire porter les responsabilités des tribulations européennes soit à des institutions parées d’une réputation totalement illusoire d’autonomie par rapport aux États et aux peuples, soit à ceux des membres de l’union, Britanniques ou Européens de l’est, qui campent à sa périphérie. C’est une erreur intellectuelle et une faute morale que de ne pas voir que c’est au cœur de la première Europe, dans un malentendu franco-allemand jamais assumé, que gît la grande fragilité de l’Union européenne. Les risques du Brexit pèsent peu en comparaison d’une divergence nord-sud qui ne cesse de se creuser et que seule l’alliance retrouvée des pensées et des volontés françaises et allemandes permettrait de réduire.
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