Le pari commercial de l’Europe edit
L’ouverture des négociations entre l’UE et les Etats-Unis en vue de la signature du TTIP constitue un véritable tournant dans la politique commerciale de l’Union européenne. Ce tournant bilatéral inédit est très largement calqué sur celui pris par les États-Unis depuis 2008. La question est de savoir s’il est compatible avec un retour au multilatéralisme ou s’il en sonne le glas.
En un demi-siècle, l’Union européenne, qui ne représente que 7 % de la population mondiale, est parvenue à maintenir une position commerciale exceptionnellement forte et cela malgré la montée en puissance des émergents. Sa part de marché est restée stable, autour de 20 %, alors que celle des États-Unis et du Japon s’est affaissée. La puissance commerciale de l’Union européenne contraste d’ailleurs singulièrement avec la perception d’une Europe affaiblie. Ce résultat remarquable, l’Europe n’a pu l’atteindre qu’en investissant lourdement dans un système commercial multilatéral au GATT puis à l’OMC. Elle ne doit donc pas oublier ce qu’elle doit au système commercial multilatéral.
Pourtant, depuis 2006, elle a amorcé un tournant bilatéral qui l’a conduite à s’engager dans la voie de traités avec l’Amérique latine et surtout avec la Corée qui est à ce jour son plus grand succès. Un accord avec le Canada est désormais à sa portée. En revanche, l’accord bilatéral avec l’Inde semble s’enliser probablement parce que les Indiens n’y voient pas d’avantage décisif. Officiellement, l’Union européenne considère que l’option bilatérale est parfaitement compatible avec le retour à l’option multilatérale. Mais la réalité dément fortement cette interprétation.
D’une part parce que l’on voit bien que le bilatéralisme se développe à mesure que le multilatéralisme se bloque. Et depuis 2008, qui a vu les négociations du cycle de Doha capoter, les Européens se sont montrés incapables d’inciter les États-Unis la Chine et l’Inde à revenir à la table de la négociation multilatérale. On sent bien que de l’Europe ne croit plus beaucoup au multilatéralisme commercial. Et cela se reflète dans le peu d’empressement qu’elle met à inciter les émergents à devenir partie prenante à l’accord plurilatéral sur les marchés publics de l’OMC, comme si elle avait accepté le fait que cette question ne pourra être réglée que sur le plan bilatéral. Par ailleurs, lorsqu’on examine la politique commerciale américaine au voit bien que depuis 2008 elle a délibérément choisi d’abandonner le multilatéralisme commercial pour s’engager sur la voie d’un containment de la Chine en mettant en place deux mâchoires commerciales : la mâchoire asiatique avec le TPP et la mâchoire Atlantique avec le TTIP.
Les raisons de ce changement sont simples. Les États-Unis n’ont plus la force de soumettre le système commercial mondial à leurs exigences. En revanche ils s’estiment encore assez forts pour pouvoir le contourner. L’Europe partage t-elle cet objectif stratégique ? D’une certaine manière la réponse est oui car les griefs américains vis-à-vis des émergents en termes d’accès au marché, de respect des règles de la propriété intellectuelle, d’accès aux marchés publics, de subventions aux entreprises publiques sont partagés par les européens. Mais en même temps, l’Europe doit éviter de trop s’aligner sur les Américains, et ce pour plusieurs raisons.
La première est qu’elle n’a pas de stratégie asiatique et donc d’équivalent du TPP. Certes, un traité entre l’Union européenne et le Japon serait très bénéfique à l’Europe et réduirait l’avantage des États-Unis en Asie. Mais si les États-Unis parviennent à signer le TPP avant que les Européens ne parviennent à arracher un accord à Tokyo, le pouvoir de négociation des Japonais s’en trouvera mécaniquement accru. C’est d’une certaine manière l’accord avec le Japon qui sera le test central du succès ou de l’échec du bilatéralisme tant pour les États-Unis que pour l’Europe.
La seconde raison est la plus fondamentale. Elle tient au fait que les États-Unis sont une puissance politique militaire en plus d’être une puissance économique. Ce qui veut dire que le calcul commercial de ses partenaires sera toujours influencé par des considérations stratégiques alors que dans le cas européen ce facteur ne joue pas. Ceci vaut tout particulièrement pour la Chine. Les États-Unis veulent très clairement l’endiguer en relevant les standards du commerce mondial. Mais si pour des considérations géopolitiques plus larges ces deux pays parvenaient à s’entendre l’Europe pourrait en pâtir. C’est ce qui s’est passé lors de la conférence sur le climat à Copenhague où les deux grandes puissances ont décidé de dire non à un accord quitte à écarter l’Europe du jeu. Les États-Unis n’ont fondamentalement pas intérêt à revitaliser le commerce multilatéral car dans leur esprit le bilatéralisme est beaucoup plus performant que le multilatéralisme pour arracher des concessions aux émergents. L’Europe qui n’a pas les mêmes intérêts géopolitiques que les États-Unis et qui n’en a surtout pas les mêmes moyens devrait réfléchir davantage à revitaliser le multilatéralisme commercial. D’autant que la prolifération d’accords bilatéraux disposant de leur propre mécanisme de règlement des différends aboutira inévitablement un affaiblissement du mécanisme de différends de l’OMC.
La nécessité de ne pas abandonner le multilatéralisme est d’autant plus cruciale que les négociations euro-américaines risquent d’être beaucoup plus compliquées en raison notamment de la résistance des régulateurs européens et américains. Déjà les régulateurs européens ont décidé de durcir les conditions d’autorisation des OGM comme s’ils voulaient indiquer aux négociateurs commerciaux qu’ils n’abdiqueront pas aisément leurs responsabilités. Maintenant que le TPP est lancé l’Europe doit s’efforcer d’obtenir les meilleures conditions pour elle. Mais elle aurait tort de ne pas voir que le jeu commercial mondial est un jeu politique impitoyable où il importe de garder toutes ses options ouvertes et non de s’enfermer dans un seul jeu.
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