La «taxe au profit ajouté» (TPA), une révolution américaine dans l’impôt sur les sociétés edit

24 février 2017

Les médias retiennent que les États-Unis, à l’initiative des Républicains de la Chambre des représentants, ont le projet de faire baisser le taux d’impôt sur les sociétés (IS) à 20%, au lieu des 35% aujourd'hui, un pas de plus dans la compétition fiscale entre les pays. L’administration Trump semble soutenir ce projet, Donald Trump ayant même parlé de baisser le taux à 15%. Cette baisse, si inquiétante qu’elle soit pour les partenaires commerciaux des États-Unis, n’est pourtant pas le trait le plus important de la réforme. Il s’agit en fait d’un projet radical, visant à donner à l’IS des caractéristiques propres à un impôt qui n’existe pas aux États-Unis, à savoir la TVA ou taxe à la valeur ajoutée, sans doute l’impôt le plus novateur et le plus prisé des gouvernements, apparu dans la seconde moitié du 20ème siècle.

L’innovation consistant à calquer l’IS sur la TVA a été conçue par l’un des meilleurs économistes en matière fiscale, Alan Auerbach[1], et présentée par lui dans un papier de 2010 au titre ambitieux : « A Modern Corporate Tax », Center for American Progress, The Hamilton Project, décembre 2010. Le projet républicain, qui en diffère quelque peu, trouve une présentation très limpide sous la plume de deux économistes de la Tax Foundation. Dans le climat insolite que vivent aujourd'hui les États-Unis, beaucoup pensent voir dans ce projet un simple mécanisme protectionniste. L’Union européenne s’en inquiète et certains au sein de la Commission veulent qu’elle saisisse l’OMC, l’organisation mondiale du commerce. Pourtant, ce projet n’est pas en soi protectionniste. Devant l’originalité de la proposition et les débats qu’elle commence à ouvrir, il est utile de la détailler.

Comment se définit cet impôt ?

Le nom qui lui est donné est Destination-Based Cash Flow Tax (DBCFT), dont on va voir dans un instant qu’on peut l’appeler taxe au profit ajouté. Outre un taux passant à 20%, il a les caractéristiques suivantes.

C’est une taxe non pas sur le bénéfice comptable avant impôt, comme pour l’IS classique, mais, comme son nom anglais l’indique, sur le cash-flow d’exploitation, ce que les financiers appellent en français le « flux net de trésorerie », une sorte de profit net d’exploitation. Il s’agit du total des recettes d’exploitation (le chiffre d'affaires) dont on retranche l’ensemble des dépenses d’exploitation (consommation intermédiaire et salaires) et d’investissement[2].

Par rapport à l’IS d’aujourd'hui, on note que c’est l’intégralité de l’investissement et non le seul amortissement sur le capital investi qui est déduit du bénéfice imposable. La réforme a en première analyse un effet de stimulation de l’investissement[3]. Une entreprise en croissance connait en général un flux de trésorerie négatif (elle investit beaucoup) : celle-ci paiera moins ou pas d’impôt. Une entreprise sans croissance ou en situation de rente paiera plus d’impôts. Comme l’investissement est erratique, la base fiscale peut elle aussi varier fortement.

Autre changement par rapport à l’assiette présente de l’IS, on ne déduit plus les intérêts des emprunts. On sait cette déduction de plus en plus contestée : pourquoi les intérêts des emprunts sont-ils déductibles d’impôt alors que les dividendes servis par les fonds propres ne le sont pas ? L’investisseur qui prête à l’entreprise est ainsi avantagé par rapport à celui qui lui apporte des fonds propres. Cette subvention à la dette fausse les choix de financement des entreprises, en accroissant au demeurant leur risque financier, une réforme qu’il est plus que temps d’introduire dans le contexte européen. Telos s’en fait l’écho depuis longtemps.

Vient enfin l’explication du « destination-based » (ajusté à la frontière) du nom anglais de cet impôt. C’est, avec la non-déduction des frais financiers, l’autre grande originalité de la réforme. Le terme signifie que les flux économiques qui adviennent entre l’entreprise et l’étranger ne font pas l’objet de taxation. Ce n’est que sur le territoire américain que les transactions sur biens et services font l’objet de taxation. Dans le jargon fiscal, on dit que l’impôt taxe la transaction économique « à destination », c'est-à-dire là où le bien est acheté ; et non « à la source », c'est-à-dire là où il est produit. Voyons-en les deux conséquences.

L’ajustement à la frontière et le lien avec la TVA

La première concerne les profits réalisés par les filiales de l’entreprise à l’étranger : ils ne sont plus taxés (mais le restent dans le pays où elles opèrent). On rappelle ici l’originalité fiscale de l’IS des États-Unis par rapport disons aux pays européens. La filiale d’une entreprise française qui opère en Allemagne subit l’IS allemand, et par accord entre les deux pays, son profit ne subit plus l’IS en France et peut être rapatrié librement. Par contre, sous le régime américain, la même entreprise filiale d’un groupe américain reste redevable de l’impôt aux États-Unis, en tout cas pour le solde entre le taux américain de 35% et le taux allemand de 30%.

Cela veut dire, dans le cas de Apple dont les profits européens sont aujourd'hui taxés autour de 0% – merci l’Irlande ! – que l’entreprise subirait pleinement l’impôt à 35% si elle rapatriait ses profits à domicile. Comme d’autres, elle s’en garde bien, de sorte que le montant de cash qui figure au bilan des grandes entreprises américaines tout en dormant à l’étranger (souvent dans des paradis fiscaux) atteint la somme astronomique de 2,1 Tr$, un montant très proche du PIB de la France. Ce point de la réforme aligne la règle américaine sur celle qui prévaut dans la plupart des pays et aide au rapatriement des sommes aux États-Unis.

Il est probable qu’une telle somme, rapatriée trop brutalement aux États-Unis, fera monter fortement le dollar et détruira l’avantage de compétitivité recherché.

La seconde conséquence mérite plus d’attention parce qu’elle est source de confusion. Les ventes faites par l’entreprise à l’étranger (en exportations) ne sont pas taxées ; en revanche, les consommations intermédiaires et les biens d’investissement achetés à l’étranger (en importations) ne sont plus déductibles de l’assiette fiscale, c'est-à-dire sont taxés.

On reconnait là exactement le principe retenu par notre TVA européenne, qui est elle-aussi un impôt « à destination ». L’entreprise facture la TVA de 20% sur ses clients dans le pays, mais rien sur ses clients à l’exportation. De même, elle récupère la TVA, de 20% également (pour ne retenir ici que le taux normal), sur toutes ses fournitures de consommation intermédiaire et de biens d’équipement en provenance du pays même. Comme les fournisseurs étrangers n’ont pas acquitté de TVA, l’entreprise ne peut évidemment pas la déduire. Dit rapidement, les exports ne sont pas taxés ; les imports le sont. Seule la valeur ajoutée « intérieure » (au sens de produite par des entités résidentes) l’est[4].

Le projet de TPA américaine élargit encore ce principe en y ajoutant un élément supplémentaire : les charges salariales encourues sur la production de biens destinés au marché intérieur sont déductibles ; celles allant à la production de biens exportés ne le sont pas. Là où la TVA est assise sur la « valeur ajoutée », la TPA l’est sur la « valeur ajoutée moins les salaires », avec la même distinction entre ce qui est « intérieur » et « exportation ». En bref, la TPA est une TVA avec en plus un remboursement d’impôt au même taux sur les salaires affectés à la production intérieure.

Ne pas taxer les exportations et taxer les importations, n’est-ce pas du protectionnisme ?

C’est un argument qu’on entend souvent à propos de la TVA, et maintenant de la TPA, et qui est tout simplement faux. Il n’y a pas de distorsion tarifaire liée à la clause de l’ajustement aux frontières. Soit une entreprise américaine qui achète 100 hors taxes à un fournisseur américain (cas 1). Celui-ci lui facture 100 + 20, avec une TVA ou une TPA à 20%. Si maintenant l’entreprise importe d’un fournisseur chinois au même prix de 100 hors taxes, elle ne peut déduire la taxe payée sur ce bien, puisqu’elle n’a pas été acquittée. Au total, le bien chinois lui coûte aussi 120, c'est-à-dire 100 de prix d’achat et 20 de moindre déduction fiscale.

Les gens qui parlent trop vite de protectionnisme font un calcul incomplet : ils disent que l’entreprise a intérêt à acheter à des fournisseurs nationaux, parce qu’ainsi ils déduisent ces achats de la base imposable. Ils oublient que ces achats nationaux, à la différence des imports, leur coûtent plus cher, parce que taxés en amont par la TVA.

Ce qui est vrai d’une entreprise est vrai du pays. Comparons deux pays dont le premier lève son impôt par le moyen d’une TVA et l’autre non. La TVA du premier pays porte à l’égal sur la production intérieure (le PIB hors taxes) et sur les imports : cela ne fausse donc pas les prix relatifs sur son marché intérieur. Quant au second pays qui n’a pas de TVA, la production intérieure du pays n’est pas taxée, mais les imports (c'est-à-dire les exports du premier pays) ne le sont pas non plus. À nouveau pas de distorsion.

Bien entendu, si le pays importe plus qu’il n’exporte, cas des États-Unis et à un bien moindre degré de la France, la perte de taxe sur les exports est plus que compensée par le gain sur les imports. Dans le cas américain, la clause d’ajustement à la frontière joue à gonfler les recettes fiscales de l’État fédéral.

Et comme on va le voir bientôt, il reste une question sur les prix de transfert.

La TVA est au final une taxe à la consommation. Peut-on en dire autant de la TPA ?

Toute entreprise vend soit sur son marché intérieur soit à l’export ; achète soit sur son marché intérieur soit à l’import ; et emploie ses salariés soit pour des ventes intérieures ou des ventes à l’export. Autrement dit, elle est fictivement la somme d’une entreprise « intérieure », achetant, vendant et employant uniquement pour le marché intérieur, et une entreprise qu’on appellera « tournevis » qui importe exclusivement de l’étranger, emploie localement et réexporte le tout une fois façonné à domicile. Mettons à présent en place la TPA, somme comme on l’a vu d’une TVA et d’un remboursement sur les dépenses salariales « intérieures ».

Soumise à la TPA, l’entreprise « intérieure » paie déjà la fraction TVA de son impôt et le répercute sur son prix de vente, et ainsi de suite jusqu’au consommateur final qui est le seul qui ne peut répercuter sur un autre sa taxe. C’est pour cela qu’on dit que la TVA n’est qu’une taxe sur la consommation, une taxe très efficace puisque largement indolore pour les ménages, et où l’entreprise joue le rôle du collecteur et du vérificateur fiscal (c’est son intérêt de surveiller que son fournisseur a bien acquitté sa TVA. À défaut, elle ne peut pas bénéficier de la déduction). De même, à chaque étape de la chaîne de valeur, les entreprises intérieures réduisent leur taxe par déduction des charges salariales et en répercutent le bénéfice en aval. Il y a pour la TPA la cascade d’amont en aval qui se reporte, en plus ou en moins, sur le consommateur. Il est donc judicieux de lui donner le nom en français de taxe au profit ajouté. Au final, la TPA est une taxe sur la partie de la consommation qui n’est pas financée par des salaires. N’est taxée que la consommation financée par des revenus non salariaux, c'est-à-dire par les revenus de la propriété, dividendes et intérêts.

L’entreprise « tournevis » échappe quant à elle à tout impôt ou tout remboursement de charges. Les revenus de la propriété qu’elle verse, dividendes ou intérêts, ne subissent plus d’impôt. Il en irait de même, notons-le à nouveau, si cette entreprise « tournevis » était domiciliée à l’étranger, c'est-à-dire était une filiale en bonne et due forme, achetant, recrutant et vendant à l’étranger : elle ne paierait aucun impôt aux États-Unis. Il n’y a plus d’incitation pour les entreprises américaines à localiser les activités à l’étranger ou à y loger, via des prix de transfert, leurs profits. Au contraire, on va le voir.

Pourquoi l’Union européenne menace-t-elle pourtant de porter le cas devant l’OMC ?

Rappelons d'abord que la TVA affecte quand même la compétitivité, de façon indirecte. Cela advient si la TVA, et donc demain la TPA, se substituent à un impôt sur le revenu (IS ou taxe sur le chiffre d’affaires pour les entreprises ; impôt sur le revenu des salariés) : on réduit les coûts de production du producteur résident relativement à ceux du producteur étranger. Il y a un gain de compétitivité pour le pays qui réserve une plus grande part à la TVA dans le total de ses impôts, une sorte de distorsion de second tour. Mais ce n’est pas certes de ceci que se plaint l’UE. On aurait matière à se plaindre d’elle au contraire.

La plainte porte potentiellement sur une particularité qui tient non pas au concept de TPA tel que le conçoit Auerbach, mais à la façon les Républicains du Congrès veulent la mettre en place. Selon le projet en cours, c’est le total des coûts salariaux qui est déduit de l’assiette de l’impôt, alors qu’en toute rigueur, ce ne devrait être que les seuls coûts salariaux affectés à la production de biens intérieurs. Le prétexte en est la difficulté qu’auront les entreprises à faire le départ entre les salariés travaillant pour l’export et ceux qui travaillent pour le marché intérieur. Il y aurait là un élément de distorsion du commerce international, qui joue fortement sachant que la balance commerciale des États-Unis est très déficitaire. Mais qui ne joue que parce que le principe de neutralité aux frontières n’est pas respecté. Les économistes familiers du débat européen noteront ici qu’une telle TPA « dopée » ressemble très fortement à ce qu’on appelle une « TVA sociale » ou une « dévaluation interne », c'est-à-dire une hausse de TVA compensée budgétairement par une baisse d’un des éléments de coût de l’entreprise, par exemple les impôts ou charges sociales sur les salaires. Il faut combattre de telles mesures, tout en faisant observer qu’en économie ouverte avec des taux de change variables, tout gain de compétitivité qui ne repose que sur le jeu des taxes ou du taux de change, et non sur un avantage de productivité, est progressivement érodé par le jeu des indexations de prix, d’inflation importée et de nouvel ajustement du taux de change.

Un autre motif de plainte viendra d’une dernière distorsion, potentiellement très importante, qui apparaît lorsqu’une TPA dans un pays coexiste avec un IS classique dans un autre. Notre entreprise dite « tournevis » n’est pas du tout taxée aux États-Unis, on l’a vu. Mais transportons-la sous forme de filiale au Mexique et voici qu’elle paie l’IS mexicain et devient moins rentable. Pour une multinationale, l’idée sera alors d’inverser le schéma actuel consistant à loger les profits à l’étranger. Elle aura intérêt, par le jeu des prix de transfert, à tout faire pour baisser la rentabilité de sa filiale étrangère. Par exemple, Apple s’arrangera pour baisser le prix des iPhones importés de Chine depuis sa filiale chinoise, ou bien accroître le droit de propriété intellectuelle qu’acquitte cette même filiale à sa maison-mère : ceci n’aura aucune incidence sur son impôt aux États-Unis, mais siphonnera la base fiscale de sa filiale en Chine.

Pour certains, il y a là un risque énorme de transfert illicite de profits vers les États-Unis. On notera toutefois qu’à détruire par le jeu des transferts de profit la rentabilité des filiales étrangères, on incite plus qu’aujourd'hui encore à localiser l’activité à l’étranger : Apple a intérêt à continuer à baser là-bas sa production de iPhones. C’est tout le contraire de ce que cherche les lobbys protectionnistes aux États-Unis.

À la vérité, ce débat naissant sur la TPA et son effet sur l’équité commerciale oblige à porter l’attention sur un impôt davantage porteur encore de distorsion tarifaire, à savoir l’IS dans sa forme classique, qu’on engage de façon regrettable dans une course vers le bas au niveau européen et maintenant mondial.

Quel bilan au total pour la TPA ?

Il est globalement positif, ce qui rend la mesure intéressante. Dans un monde où les entreprises sont de plus en plus intégrées internationalement, le transfert de la rentabilité par le jeu de la facturation intragroupe, par la localisation des actifs de production, de la dette ou de la propriété intellectuelle, a des effets délétères sur le financement des États, et donc sur le climat des échanges et sur l’équilibre politique international. La TPA a l’avantage de réduire l’incitation à la promenade fiscale des profits, même s’il se pose un problème important lié à la coexistence d’un IS classique et d’une TPA. Elle n’est bien-sûr pas étanche, tout comme la TVA, à la fraude fiscale venant notamment de fausses facturations depuis l’étranger. Par contre, elle est un impôt au coût administratif relativement réduit. Elle corrige de bonne façon la distorsion introduite dans le coût relatif de la dette et des fonds propres et entre la consommation et l’épargne.

 

L’OCDE et l’Union européenne conduisent en parallèle des réflexions sur la bonne localisation des profits, avec une approche basée sur des impôts à la source, contrairement à la TPA. Telos en a parlé ici. Ces deux pistes doivent être suivies. Il est possible que Trump s’attribue le mérite de la TPA et le fasse agressivement en retenant un taux extrêmement bas. Sad ! comme il sait dire dans ses tweets. Ce serait tristement accélérer la compétition fiscale à l’échelle internationale. Mais ce n’est pas le choix d’une structure de TPA en soi qui serait alors en cause.

 

[1] Son ancêtre, la TVA, a été mise en place en France pour la première fois, à l’initiative de Maurice Lauré.

[2] Alternativement, l’excédent brut d’exploitation (EBITDA) moins l’investissement.

[3] L’entreprise déduit toujours les dépenses d’investissement, mais elle le fait de façon différée dans le temps quand seul l’amortissement est déductible du revenu. Avec la réforme, elle conserve le « portage » sur l’impôt, ce qui est à la fois un gain de trésorerie et un gain financier, surtout si le coût du capital est élevé.

[4] Par « valeur ajoutée », on entend le solde entre le chiffre d'affaires et les dépenses de consommation intermédiaire et d’investissement. Cela peut prêter à confusion, puisque les comptables entendent généralement par « valeur ajoutée » le solde entre le chiffre d'affaires et les seules consommations intermédiaires.