Droits et pouvoirs du Parlement: la preuve a contrario edit

7 mars 2024

En septembre 2022, peu après la décision Dobbs de la Cour suprême des États-Unis renvoyant à chacun des États le pouvoir de fixer les règles applicables en matière d’interruption volontaire de grossesse, décision qui avait pour effet concret et immédiat de rendre illégal le recours à l’IVG dans de nombreux États américains, Mme Aurore Bergé, alors présidente du groupe Renaissance à l’Assemblée nationale, annonçait le dépôt par son groupe d’une proposition de loi constitutionnelle ayant pour objet de constitutionnaliser la loi Veil de 1975. Cette proposition de loi, disposant que « nulle femme ne peut être privée du droit à l’interruption volontaire de grossesse », approuvée en commission des lois de l’Assemblée nationale le 9 novembre 2022, devait être examinée en séance plénière à partir du 28 novembre.

Mais le 24 novembre, à l’occasion d’une séance de « niche parlementaire » consacrée aux textes présentés par le groupe LFI, l’Assemblée nationale a adopté une proposition de loi constitutionnelle présentée par la présidente du groupe LFI, Mme Mathilde Panot, finalement ainsi rédigée : « la loi garantit l’effectivité et l’égal accès au droit à l’interruption volontaire de grossesse ». Le groupe LFI avait eu l’habileté, pour engranger un vote très largement majoritaire (337 députés pour et seulement 32 contre), d’accepter que son texte initial soit substantiellement amendé, ce qui a permis que les groupes de la majorité présidentielle s’y rallient.

Peu après, Mme Aurore Bergé a eu l’intelligence de retirer sa propre proposition de loi constitutionnelle : de la sorte, le Sénat était saisi d’un seul texte, celui adopté le 24 novembre. Examiné au Sénat en janvier 2023, le texte est tout d’abord rejeté en commission des lois. Mais en séance publique, le 1er février, le sénateur LR Philippe Bas, qui avait été au cabinet de Mme Simone Veil, propose un amendement qui permet à la Haute Assemblée de se prononcer favorablement sur ce texte ; la nouvelle rédaction devient donc : « la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse ». C’est une avancée importante, parce que quatre mois plus tôt, le Sénat avait rejeté une proposition de loi constitutionnelle portée par la sénatrice EELV Mélanie Vogel, au motif que l’inscription d’un droit constitutionnel à l’avortement n’était pas justifiée par la situation rencontrée en France. Le texte repart donc pour une deuxième lecture à l’Assemblée nationale.

Le 8 mars 2023, à l’occasion de l’hommage national rendu à Gisèle Halimi, dont les combats pour les droits des femmes ont marqué les mémoires, le président Macron dit qu’il souhaite « graver dans la Constitution le droit des femmes à recourir à l’interruption volontaire de grossesse ». À compter de ce moment, les conciliabules s’enchaînent entre les parlementaires les plus investis dans ce texte, des différents groupes et des deux assemblées, et le gouvernement, avec un enjeu de taille : si l’on en reste à la forme de la proposition de loi constitutionnelle, il faudra en passer par le référendum, conformément à l’article 89 de la Constitution, pour que soit approuvée la révision constitutionnelle adoptée en termes identiques par les deux assemblées. La période, avec en perspective les élections européennes en 2024, n’apparaît pas favorable à une adoption rapide de ce texte et puis, il y les précédents : depuis 1958, seules deux révisions constitutionnelles d’origine parlementaire ont abouti. Pour éviter l’écueil du référendum et faire approuver la révision par le Parlement réuni en Congrès, il faudrait que ce soit un projet de loi constitutionnelle, et donc une initiative du gouvernement et du président de la République. Mais l’exécutif, qui a déjà essuyé beaucoup de déconvenues en matière de révision constitutionnelle, est circonspect.

Le 29 octobre, le chef de l’État annonce qu’un projet de loi constitutionnelle sera présenté en conseil des ministres avant la fin de l’année. Le garde des Sceaux s’active dans des négociations discrètes. Le 12 décembre, le conseil des ministres adopte un texte très proche de celui inspiré par l’amendement du sénateur Philippe Bas et résultant directement de l’avis du Conseil d’État : « la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ». L’ajout de l’adjectif « garantie », qui aura fait l’objet des derniers débats jusqu’à l’adoption finale de ce texte, permet de préciser, selon le gouvernement, que le législateur ne pourrait pas restreindre les conditions d’exercice de cette liberté dans une mesure qui la priverait de toute portée effective.

Ensuite, tout est allé vite. L’Assemblée nationale a adopté le texte du gouvernement le 30 janvier par 494 voix contre 30, le Sénat l’a voté dans les mêmes termes le 28 février par 267 voix contre 50, et le Congrès du Parlement a définitivement ratifié la révision constitutionnelle le 4 mars par 780 voix contre 72, soit très au-delà de la majorité des trois cinquièmes (512 voix) requise par l’article 89 de la Constitution.

Le plus étonnant, au regard de la vie parlementaire telle qu’on l’observe depuis juin 2022, est que chacun, dans cette affaire, a joué son rôle institutionnel avec comme principale boussole l’intérêt général.

L’opposition a su accepter les compromis nécessaires, avec la majorité (relative) de l’Assemblée puis avec celle du Sénat, pour que l’intention initiale du texte qu’elle présentait ait une chance d’être adoptée. La majorité (relative) de l’Assemblée a eu l’intelligence de retirer son propre texte, préférant un projet voté avec le concours de l’opposition au bénéfice illusoire de la paternité d’un texte qui n’irait pas forcément à son terme. Une majorité du Sénat a su dépasser son refus initial de modifier la Constitution pour adopter une rédaction qu’elle pourrait voter sans se renier. Le Président et le gouvernement ont été à même de prendre la main en temps utile pour proposer la procédure qui dispensait du recours au référendum et d’assurer les négociations utiles pour aboutir à une rédaction susceptible de recueillir la majorité qualifiée des suffrages.

Bref, on aurait voulu démontrer qu’au lieu du spectacle désolant des vociférations, des postures et de la contrainte institutionnelle, le compromis, la négociation, l’intérêt général préféré à l’intérêt partisan servaient à merveille les droits et le pouvoir du Parlement dans la fabrique de la loi, on ne s’y serait pas pris autrement. Et qui plus est, tout le monde est gagnant (ou presque) dans cette manière de faire : l’opposition, qui a initié le projet, le gouvernement et la majorité (relative) de l’Assemblée, qui ont fait en sorte qu’il soit adopté, la majorité du Sénat, qui a imprimé sa marque sur la rédaction finale, et bien sûr, le pays dans son ensemble ainsi que les droits des femmes. Les seuls perdants sont le Rassemblement national, qui s’est fracturé en deux dans le vote au Congrès, et les « chapeaux à plume » de la droite sénatoriale qui n’ont pas entraîné leurs troupes sur leur Aventin réactionnaire. Par une sorte de ruse de l’Histoire, ou de renvoi d’ascenseur, comme on voudra, si la loi Veil, proposée par un gouvernement de droite, n’aurait pas pu être adoptée sans les suffrages de la gauche, son inscription dans la Constitution, proposée par des groupes parlementaires de gauche, n’a pu être assurée que grâce aux voix de la droite sénatoriale.

On me dira qu’il y avait un enjeu à la fois symbolique, populaire et transpartisan pour que la procédure parlementaire échappe aux ornières habituelles dans lesquelles elle s’embourbe depuis près de deux ans. N’y a-t-il donc vraiment aucun autre sujet d’intérêt national qui mérite qu’on le traite avec le sens du compromis, de la négociation et de l’intérêt général pour le faire aboutir ? Bref, plutôt avec une « majorité Folleville » qu’avec une « majorité Pierre Dac ».