L’avènement d’Emmanuel Macron: crise de système ou accident industriel? edit
La double victoire électorale d’Emmanuel Macron peut apparaître comme une sorte de miracle politique, le produit d’une série de hasards chanceux. Un accident heureux en quelque sorte. Et il est vrai, comme le disait jadis Edgar Faure, président du Conseil de la IVe République, qu’ « il n’y a pas de politiques sans chances ». Chance que le Parti socialiste se soit à ce point déchiré et ait prouvé son incapacité à gouverner ; chance qu’Alain Juppé ait été éliminé à la primaire de droite, chance que l’affaire Fillon ait privé LR d’une victoire qu’il estimait lui revenir de droit dans la logique de l’alternance gauche/droite, chance que la gauche, déjà très affaiblie, n’existât plus comme une réalité politique à partir du moment où Jean-Luc Mélenchon préférait jouer en solo, chance enfin qu’aucun des partis n’ait été en état de présenter un candidat ayant au moment de l’élection une véritable stature présidentielle.
Mais Edgar Faure disait aussi qu’ « il n’y a pas de politique sans risques » ; ici le mérite des victoires d’Emmanuel Macron lui revient entièrement. D’abord du fait de sa vision claire de la situation politique. Comme le disait Bonaparte au retour d’Egypte : « la poire est mûre ». Le choix du moment n’est-il pas la marque du grand politique ? Macron a perçu avec justesse l’inanité du débat politique, l’état des partis, les attentes de l’électorat et les moyens disponibles pour conquérir le pouvoir.
L’inanité du débat politique
Le premier mérite d’Emmanuel Macron est d’avoir compris qu’il n’y avait aucune fatalité à mener des débats hors sol sur la mondialisation, l’intégration européenne ou la révolution technologique. La capacité des élites politiques nationales à mépriser les faits, à faire comme si le monde pouvait s’ordonner selon nos désirs, à se gargariser de notre statut de 5e puissance mondiale et du coup de s’affranchir des dures réalités de notre exposition au monde, des insuffisances de notre spécialisation, de la nécessité de passer des compromis avec ceux qui n’ont pas les mêmes préférences collectives. Emmanuel Macron a donc d’abord bien nommé les choses : on peut peser sur la mondialisation, pas décider d’en inverser le cours, on est coproducteurs de l’Union Européenne mais on ne peut faire de l’Europe une France élargie, on doit accompagner la révolution technologique en repensant nos systèmes de formation et nos institutions de protection sociale, on ne peut pas distribuer des richesses qui n’ont pas été produites. Ces affirmations ont eu un effet de souffle à gauche et à droite où l’on avait pris l’habitude, par souci de préservation des équilibres internes et pour maintenir une cohésion forcée, de nier les évidences.
L’état des forces politiques
Le premier risque pris par Emmanuel Macron fut de refuser de concourir à la Primaire du PS car ici, plus qu’ailleurs, le discours hors sol sur les réalités du monde s’était imposé. Après la triste aventure de la loi Travail, Macron a perçu d’une part l’usure et les divisions profondes d’un parti qui ne pouvait pas gagner les élections du fait de son impopularité et d’autre part l’impossibilité de convertir ce parti au social-libéralisme et donc de réaliser la synthèse qu’il souhaitait entre libéralisme économique et libéralisme culturel. À droite, les succès récents du FN lui laissaient espérer que le candidat de la droite de gouvernement, déjà fort divisée, pouvait être devancé au premier tour à la fois par la candidate du FN et par lui-même. Son plus grand risque fut alors de se lancer seul et sans parti dans la bataille présidentielle en développant autour de sa personne un nouveau mouvement, « En Marche ».
Les demandes et aspirations des Français
Second risque : refuser de se situer par rapport au clivage gauche/droite. Risque bien calculé dans la mesure où une part importante de l’électorat estimait ce clivage désuet et souhaitait un rassemblement des bonnes volontés de gauche et de droite. Usure de l’alternance gauche/droite qui n’avait pas produit depuis longtemps les résultats attendus. Demande donc d’un renouvellement profond de la classe politique s’exprimant par une volonté de « dégagisme » que les partis populistes pensaient pouvoir monopoliser à leur profit. Emmanuel Macron rejeta le « régime des partis » et s’installa au centre du jeu politique, réussissant à tourner à son profit, mieux que ses concurrents populistes, la demande de renouvellement en l’équilibrant par une offre de rassemblement pour redresser le pays. Alors que, depuis le départ du général de Gaulle, les partis politiques avaient réinvesti le champs politique, lui, en se présentant, plus ou moins clairement, comme le successeur du fondateur de la Ve République, assuma sa fidélité à la fonction présidentielle telle que l’avait conçue de Gaulle, à rebours du président « normal » sortant. Relisons son interview à l’hebdomadaire Le 1 en juillet 2015 : « La démocratie comporte toujours une forme d’incomplétude, car elle ne se suffit pas à elle-même. Il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française, cet absent est la figure du Roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. La Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le Roi n’est plus là ! On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment. Le reste du temps, la démocratie française ne remplit pas l’espace. On le voit bien avec l’interrogation permanente sur la figure présidentielle qui vaut depuis le départ du général de Gaulle. Après lui, la normalisation de la figure présidentielle a réinstallé un siège vide au cœur de la vie politique. Pourtant, ce qu’on attend du président de la république, c’est qu’il occupe cette fonction. Tout s’est construit sur ce malentendu. »
Mais, percevant les demandes d’une opinion qui paraissait souhaiter aussi, de manière quelque peu contradictoire, une démocratie plus participative, il a accompagné l’affirmation de son image d’homme providentiel par une promesse de démocratie participative, les « compagnons » chez de Gaulle devenant chez lui les « amis », le développement d’En Marche devant préfigurer une nouvelle manière de faire de la politique. Cette synthèse fort improbable devait cependant produire des effets remarquables lors des élections.
Les moyens de conquérir le pouvoir
Troisième grand risque, enfin : la décision d’assumer totalement la logique politique des institutions gaulliennes. Alors que les discussions et débats sur les institutions qui avaient eu lieu depuis la défaite de Lionel Jospin en 2002 tournaient le plus souvent, surtout à gauche, autour d’un vague projet de VIe République, où l’accent était mis sur le renforcement des pouvoirs du Parlement, le changement du mode de scrutin et l’établissement d’un régime primo-ministériel, Macron joua à fond l’esprit de la Ve République : un homme face à un peuple, un appel au rassemblement, le soutien d’un mouvement neuf, matrice politique de ce rassemblement, et, surtout, la primauté de l’élection présidentielle à partir de laquelle devait s’opérer une transformation profonde du système politique et de son fonctionnement. Dans ce schéma, les élections législatives avaient pour fonction essentielle de donner une majorité au président élu. Certes, les présidents précédents avaient en réalité joué à peu près de la même façon, contraints par la logique du système. Mais lui considéra cette contrainte comme une vraie chance, le seul moyen de bouleverser le système et qui correspondait pleinement à sa conviction qu’il fallait reconstruire l’image monarchique du président et rendre tout son lustre à la fonction présidentielle. La Ve passait pour le problème, il considéra, seul et avant tout le monde, que c’était la solution car elle permettait de réordonner tout le jeu politique à partir de l’élection présidentielle. Tout en découlait alors : la verticalité, l’autorité et l’exercice « jupitérien » du pouvoir. Le résultat fut éclatant : la victoire présidentielle et l’obtention d’une majorité « introuvable » à l’Assemblée nationale.
Faisant confiance à son étoile et prenant tous les risques, il a ainsi magistralement réussi sa « campagne d’Italie ». Mais, du coup, ayant conquis le pouvoir en utilisant les outils les plus appropriés mais les plus classiques d’un point de vue gaulliste, le nouveau président se trouve désormais face à la nécessité de faire une série de choix décisifs dans deux domaines, celui de la refondation du système partisan et celui du fonctionnement du système politique, les deux aspects étant liés.
La refondation du système partisan
Le discours antipartis dans une France qui avait rejeté ses partis a bien fonctionné pour conquérir le pouvoir. Mais une démocratie représentative ne peut fonctionner sans organisations politiques. Dans cette perspective, que deviendra le mouvement En Marche ? Remplira-t-il les fonctions des partis qui l’ont précédé ? Aura-t-il comme but et fonction d’occuper, comme au lendemain de cette séquence électorale, l’essentiel de l’espace politique, grand corps central ultra-dominant, rejetant sur ses marges les groupes oppositionnels et poussant les uns à gauche à se « corbyniser », les autres sur sa droite à se « lepéniser » ? Ou deviendra-t-il l’un des pôles structurants d’un nouveau clivage politique prenant la place du clivage gauche-droite et contribuant à réorganiser le système partisan autour d’une nouvelle bipolarisation des forces politiques ? Le président choisira-t-il de favoriser une telle réorganisation en introduisant une forte dose de proportionnelle dans le mode de scrutin législatif afin de reconstituer au Parlement et dans l’espace public un véritable multipartisme pouvant générer oppositions, alliances et alternances ou préfèrera-t-il, profitant de l’effondrement actuel du système de partis, conserver un mode de scrutin qui vient de lui donner l’essentiel du pouvoir ?
Le fonctionnement du système politique
Les réponses à ces questions seront largement induites par la vision du fonctionnement du système politique qui sera la sienne. Emmanuel Macron devra effectuer des choix fondamentaux dans trois domaines : le type de relations entre l’exécutif et le législatif, entre la verticalité et l’horizontalité dans l’exercice du pouvoir et entre le poids dominant de la technocratie d’Etat et la négociation avec les syndicats et organisations professionnelles.
La vision de l’exercice du pouvoir réaffirmée par le général de Gaulle lors de sa fameuse conférence du 31 janvier 1964 était que « l'autorité indivisible de l'Etat est déléguée toute entière au président par le peuple qui l'a élu, et qu'il n'y en a aucune autre, ni ministérielle, ni civile, ni militaire, ni judiciaire, qui ne puisse être conférée ou maintenue autrement que par lui ». Condamnant le régime d’Assemblée, il entendait enfermer l’activité parlementaire dans d’étroites limites. Le nouveau président s’inspirera-t-il de cette vision ou s’attachera-t-il à donner au Parlement, et d’abord à son propre parti, un rôle véritable, donnant tout son prix à la fonction de délibération, ou bien les assemblées demeureront-elles surtout des chambres d’enregistrement ?
Ce qui amène au second domaine, concernant plus largement la relation de l’Etat avec les citoyens. Le président privilégiera-t-il le pouvoir de la technocratie d’Etat (pouvoir vertical) ou tentera-t-il véritablement de donner un contenu à la promesse d’horizontalité qui était à l’origine de sa conception d’En Marche ? Contribuera-t-il à inventer cette nouvelle façon de faire de la politique et de gouverner qui répondrait au vœu d’un nombre important de citoyens en développant la démocratie participative ?
Enfin, quelle place donnera-t-il à la négociation avec les syndicats et les organisations professionnelles pour mener à bien les réformes qu’il a annoncées ? Quel équilibre voudra-t-il établir entre la nécessaire autorité de l’action de l’Etat dans la conduite de ces réformes et les nécessaires écoute et prise en compte des positions et demandes de ses interlocuteurs ? Les premiers mouvements du jeune président dans l’arène sociale mêlent détermination à réformer vite, par ordonnances, et volonté de mettre les syndicats au cœur du nouveau compromis social élaboré dans l’entreprise. Mais la réforme esquissée de l’Assurance chômage porte en elle une remise en cause du paritarisme, et donc du compromis social d’après-guerre. En mettant en avant l’idée du chèque syndical, Macron esquisse ce que pourrait être le nouvel ordre syndical.
Si le président Macron a gagné la bataille électorale, il n’a encore rien créé d’irréversible dans l’ordre politique. Deux épreuves l’attendent : gouverner en reformant sans buter sur la censure de la rue et instaurer un nouvel ordre politique et partisan. La république macronienne ne pourra être ni la Ve gaullienne ni la Ve partidaire de ces dernières décennies. Nous devrions découvrir assez rapidement ce qu’elle sera et ce qu’elle ne sera pas.
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