Comment s’informe-on en 2015? edit
Comment se débrouille le citoyen ordinaire pour suivre l’actualité ? Enchevêtré dans la jungle médiatique qui a proliféré au cours des dix dernières années, comment fait-il pour garder la tête froide et sa capacité de respiration dans ce vaste bazar ? Un débat organisé à l’atelier Meraki (espace de co-working du 11e arrondissement) permet d’amorcer la réflexion – que l’on confrontera aux statistiques.
Le thème : comment faites-vous pour vous informer ? Le débat est lancé par l’organisatrice, une jeune consultante : le projet est de donner une certaine visibilité à cet espace dédié à l’innovation numérique et aux apéros/partage, comme il s’en ouvre plein à Paris. Les participants ? 25 personnes environ, la moitié de trentenaires et d’autres plus âgés, un univers social hétérogène, quelque peu improbable – recruté en grande partie par le bouche à oreille et non par un compte Facebook. La plupart des gens ne se connaissent pas les uns les autres. Les professionnels des médias sont absents – à l’exception d’une journaliste, qui aura du mal à tenir un rôle d’autorité dans une assemblée qui n’encense pas spécialement cette profession. Au final, un focus group animé par la bonne volonté culturelle. La discussion empile plusieurs sédiments.
Première couche de sédiments, le florilège sémantique incontournable de tout débat sur l’information : la critique des médias de masse. Adorno hante la salle pendant dix minutes : « C’est l’économie qui guide la télévision. Ils (les journalistes) donnent aux gens ce qu’ils attendent, c’est vraiment n’importe quoi, du racoleur, regardez Cyril Hanouna, Fox News… ». Plusieurs intervenants disent ne plus se référer aux grands médias pour s’informer (« la grand messe de 20 heures, c’est terminé »), mais tout le monde sait ce qui s’y passe, soit directement, soit par les voies de traverse de l’information circulaire (Youtube, reprises des autres médias et des réseaux sociaux). Croix de bois, croix de fer, personne n’est dupe des logiques qui guident la fabrication de l’information : pour le dire autrement, et en résumé, « le grand public est aliéné et en redemande dans la frivolité et le spectaculaire, mais moi pas ». Incontournable aussi : la nostalgie d’un Âge d’or mythifié de la télévision, quand certaines émissions apportaient de la profondeur – comme Apostrophes, soupirent plusieurs participants, un propos auquel tout le monde acquiesce. Pourtant peu de personnes, ici, n’ont dû visionner en direct l’émission de Bernard Pivot, dont le dernier numéro date de 1990.
Seconde couche de sédiments, qui indique le virage pris avec les nouveaux médias : chacun construit son itinéraire dans le dédalle des supports et des sites d’information en fonction de sa subjectivité. « J’ai décidé de ne plus faire partie du cirque médiatique. » « J’essaie de trouver ma propre info. » Souvent, les parcours décrits se marquent par des dissonances, soit parce que le participant navigue dans un écosystème ciselé au millimètre, soit parce que, au contraire, il soigne son éclectisme. Premier cas : « Au début, je regardais le fil d’actualité sur Google, puis j’ai décidé de ne regarder que ceux en qui j’ai confiance : ainsi je suis The Gardian parce qu’ils ont su indiquer clairement pourquoi il fallait voter pour les travaillistes aux dernières élections ; mais je ne lis pas du tout Le Monde diplomatique, qui, pour moi, est une coquille vide. » Second cas : « Je me réveille avec RFI : c’est le seul média qui me permet d’avoir une vue d’ensemble sur l’international, et surtout il y a des interviews de vraies personnes. Je suis aussi vraiment admirative du Petit Journal de Canal +, ils ont des journalistes dans le monde entier, des reportages avec des angles inattendus, et en plus j’adore leur humour ; mais je regarde aussi les chaînes d’info, pour connaître des nouvelles du PSG. »
Puis les couches sémantiques s’accumulent les unes sur les autres, formant une glaise qui constitue la géologie de l’information d’aujourd’hui. Ainsi, chacun s’affirme un peu stressé et envahi par cette avalanche d’informations et cherche, à sa manière, à s’en libérer. Chacun souhaite connaître l’actualité brûlante, mais quand un sujet intéresse ou intrigue, on effectue une navigation pour l’approfondir avec des dossiers, et voir quelles opinions s’expriment ici et là. Chacun affirme décoder l’information et personne n’accorde sa confiance spontanément : « Quand je lis un titre, je sais déjà ce qu’il y a derrière, car c’est toujours les mêmes redites » ; « Face à l’info il faut lire en diagonale, faire appel à sa créativité, à son intelligence sensible, pour comprendre. » Parallèlement, si chacun s’oriente vers ses médias de confiance, personne n’aspire à s’enfermer dans une niche, et la recherche de nouvelles hors de son champ d’intérêt personnel et de ses opinions fait partie du plaisir de l’information. Les réseaux sociaux, de fait, sont rarement perçus comme des vecteurs d’information : ils véhiculent surtout de l’opinion, et ce soir-là Facebook et Twitter, devenus médias de masse en très peu d’années, ont pris un coup de vieux. Enfin, un sentiment unanime se dégage : « C’est quand même une avancée d’être au courant de tout et d’avoir autant de canaux à sa disposition. » Ce cri du cœur s’élève en écho à celui d’adolescents sur lesquels j’ai enquêté en 2014 (les lycéens scolarisés chez les Apprentis d’Auteuil) : « Internet, c’est positif, sinon on ne l’aurait pas créé ! »
La conversation sur les médias enchevêtre, depuis toujours, plusieurs fils : les pratiques réelles (ce que mesurent, avec plus ou moins d’exactitude, les enquêtes et les sondages), ce que l’on croit que l’on fait (vision filtrée par une certaine idéalisation ou par un sentiment impressionniste dû à la superposition des consommations), et ce qu’on pense que l’on devrait dire ou faire (les légitimités culturelles construites autour des médias). Un texte de Dominique Boullier datant de 1987, « La Télévision telle qu’on en parle », en dépeint toutes les saveurs : le débat sur les médias fait partie du patrimoine public, « les goûts personnels sont renvoyés à des goûts forgés ailleurs par des univers d’appartenance ». Dans ce tourbillon conversationnel, la pratique de la télé généraliste est poussée sous le tapis, elle est désignée comme une aliénation dont il faut savoir se déprendre ou subir en riant de soi-même, et les activités nobles sont placées sur le haut de la pile. Néanmoins, alors que l’offre d’informations est presque infinie et que les écrans constituent un viatique du quotidien, il n’est guère étonnant que les pratiques d’information affichées épousent la subjectivité et les goûts de chacun.
L’abondance a fait naître de nouveaux comportements : mise sous silencieux des téléphones portables avec leurs « alertes » et essor des SMS – la voix a presque disparu pour les échanges à distance ; diminution des écrans de télévision domestique, notamment chez les jeunes adultes de la classe moyenne ; explosion de l’usage des smartphones pour toutes les consommations, y compris pour visionner ce qu’on regardait autrefois par le téléviseur ; instauration de périodes de diète (les célèbres et éphémères « j’ai débranché ») ; recherche d’outils pour filtrer l’info – une appli, un trust media qui ferait parvenir les infos validées par des personnes de confiance, etc.
Quelques chiffres mettent en perspective ce débat. Dans la France de 2015, la télévision continue d’être le premier média d’information (55%), suivie par Internet (22%) (Baromètre des médias, étude TNS-Sofres). Pour approfondir certains sujets d’actualités, les Français se tournent, dans l’ordre : vers les chaînes généralistes, vers les chaînes d’information, vers les sites Internet ou les applications mobiles de la presse écrite. Enfin, dans un climat où la confiance envers les médias tend un peu à s’améliorer, la radio tient la tête du palmarès de la confiance, suivie à quasi égalité par la presse écrite et la télévision, Internet venant loin derrière.
On pouvait s’y attendre : la jeunesse fait bouger les lignes. C’est en 2012 que les jeunes Américains (les personnes nées après 1980) mettent, pour la première fois, Internet en tête des médias consultés pour chercher de l’information (43%), dépassant la télévision (35%) – les courbes se sont croisées en 2011 (Pew Research Center). Pour les Français de 18-34 ans, à cette époque, la télévision continue d’opérer comme première source d’information (46 %) suivie des sites d’information (30%) – Facebook ne représente que 4% (étude LightSpeed Research). Toutefois, plusieurs enquêtes et sondages suggèrent qu’aujourd’hui les courbes sont aussi en train de s’inverser, notamment en raison de l’usage massif des smartphones.
Au-delà de cette tendance, une donnée, bien documentée en 2015, retient l’attention : le rôle essentiel du bouche à oreille avec les proches, via tous les moyens d’échange dont le face-à-face, dans la circulation de l’information. Exactement, ce que montraient dans les années 1940-50 les sociologues américains pionniers des études sur l’accès à l’information. La technologie, sur ce point, n’a rien changé.
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