La vraie crise de l’école edit
La difficulté à intégrer les nouvelles générations s'imposant comme un fléau national, les quelque cinquante mesures que propose le gouvernement en faveur de la jeunesse sont bien accueillies et applaudies unanimement. Mais, pour l’essentiel, ces mesures sont un cache-misère. Elles offrent un palliatif pour combler les défaillances d’un autre pan des politiques publiques : notre système scolaire.
S’il est un domaine où notre productivité légendaire est prise en défaut, c’est bien celui-là. Entre école de masse, qui s’attache à assurer un bon niveau d’éducation à tous les enfants d’une génération, et école d’élite, qui sélectionne tout au long de la scolarité première les futurs dirigeants du pays, l’État n’a jamais su ou voulu trancher. Pourtant ces deux objectifs sont difficiles à concilier, et supposent des choix en termes d’allocations de moyens et de programmes – par exemple, doit-on se mobiliser pour assurer un socle de connaissances indispensables à chacun pour s’insérer socialement, ou, au contraire, tirer les programmes vers le haut, multiplier les épreuves et les classements, ce qui permet de faire émerger les meilleurs éléments d’une génération, quitte à laisser une partie des élèves sur le bord de la route ? La seconde voie est de fait subrepticement privilégiée, mais tous les gouvernements assurent haut et fort que la priorité des priorités, c’est l’égalité des chances.
Cette stratégie floue aboutit à perdre sur tous les tableaux. La proportion d’élèves possédant les compétences de base en français et en mathématiques à la fin de la troisième diminue, en particulier dans l’enseignement public – les scores dans l’école privée, toutefois, se sont un peu améliorés (chiffres sur 2007-2012, ministère de l’Éducation). Dans les classements internationaux, le rang favorable dans le peloton de tête qu’occupaient les meilleurs élèves français recule ; au niveau médian, aussi, la place de l’école française cède du terrain ; et les scores du décile des élèves les moins bons s’écartent plus fortement de la médiane nationale que dans tous les autres pays, signe de leur plongeon dans un échec scolaire grave (une triste caractéristique que nous partageons avec les États-Unis). Ce constat touche aussi bien les sciences, où pourtant la France siégeait aux premières marches du podium, que la compréhension de l’écrit. Autrement dit, études après études, le pays des Lumières découvre que globalement son système d’enseignement est loin de se situer dans le peloton de tête, qu’il se dégrade, et que, cerise sur le gâteau, il est un des plus inégalitaires des pays occidentaux.
C’est devenu un truisme : le système fonctionne comme une gare de triage au bénéfice des enfants des couches moyennes et supérieures puisque ces dernières savent se mouvoir stratégiquement dans les filières et les options et ont les moyens de « doubler » à la maison, y compris par des cours particuliers, les apprentissages du cursus scolaire. Cette tendance pourrait d’ailleurs se renforcer si le projet gouvernemental de laisser aux familles, en fin de troisième, le choix ultime pour l’orientation de leur enfant se confirmait.
Lorsqu’on l’explore en détails, on voit que ce système engendre deux zones de vulnérabilité pour les jeunes face à la crise. D’une part, environ 120 000 jeunes sortent chaque année de l’école sans formation ou tout juste le brevet : c’est parmi eux que se rassemblent les décrocheurs et une partie des élèves ayant des problèmes avec l’écrit (difficulté à lire ou à comprendre un texte). Bref, ces derniers sont démunis des critères requis pour l’employabilité dans les sociétés développées. D’autre part, alors que l’économie de la connaissance constitue le socle des sociétés d’aujourd’hui, l’Université française et les écoles produisent insuffisamment d’ingénieurs (30 000 par an au lieu de 40 000), de diplômés des sciences exactes, d’informaticiens ou de techniciens dans des secteurs pointus, de professionnels de la santé (médecins, infirmières, etc.) et, parallèlement, forment quantité de spécialistes des sciences humaines, des lettres ou de la communication qui trouvent de plus en plus difficilement un emploi sur le marché du travail. L’affaiblissement de l’esprit scientifique et du goût pour les sciences expérimentales, un paradoxe au pays de Diderot et de Lavoisier, constitue une vraie pénalisation pour l’avenir de la France.
Les modestes performances de l’école française et une certaine inadaptation aux besoins d’une économie en profonde transformation, tout cela induit un coût social et psychologique. L’obsession de la réussite scolaire, ou du maintien dans ce système, traverse toutes les familles, le chômage et parfois la marginalisation précoce touchent une partie de la jeunesse. Cette situation génère démoralisation et pessimisme, moins chez les jeunes d’ailleurs que chez leurs familles, car à vingt ans on a presque toujours le sentiment qu’on va s’en sortir individuellement.
Il est vrai que l’annonce de la moindre réforme, qu’elle soit petite (les rythmes scolaires) ou de plus grande ampleur (allongement de l’année scolaire ou rapprochement des universités et des classes préparatoires), agit comme une décharge électrique sur le milieu enseignant et/ou sur les parents d’élèves, et que cette secousse, et ses effets retour, découragent le plus souvent les ministres de l’Éducation d’aller plus loin. Il est vrai que les élites au pouvoir (droite ou gauche) n’ont jamais souhaité réformer en profondeur l’école française et mettre en cause sa matrice – la sélection précoce des enfants tout au cours de la scolarité première : elle sont elles-mêmes les heureuses élues de ce système, leurs enfants baignent dedans, et donc elles sont convaincues des bienfaits de l’élitiste républicain. Il est vrai que la rigueur budgétaire entrave une transformation du métier d’enseignant avec contrepartie financière – notamment une présence annuelle de plus longue durée dans les établissements et le développement d’un accompagnement personnalisé des élèves. Il est vrai que l’égoïsme des adultes l’emporte souvent sur l’intérêt de la génération montante. Pourtant, à continuer sur cette lancée, il n’y aura bientôt plus que les dirigeants de l’administration et des entreprises, les professeurs et les couches intellectualisées pour encenser un système particulièrement onéreux et générateur de tant de dysfonctionnements économiques et de souffrances.
Ces résultats inquiétants sont à mettre en parallèle avec le coût global croissant du système éducatif. De la maternelle à l’Université, en passant par la formation continue, et les aides aux collégiens et aux lycéens, il se monte à 137 milliards d’euros (2011). Cette dépense a presque été multipliée par deux depuis 1980 et représente 6,9 % du PIB. Elle est légèrement supérieure à la moyenne des pays de l’OCDE (6,2%).
N’arrivant pas à traiter le sujet de manière frontale, les politiques sont conduits à changer de terrain. Depuis près de quinze ans, via des formations de rattrapage, type école de la seconde chance, et des contrats de travail aidés – qui selon les années représentent entre 25 % et 30 % des premiers emplois – les gouvernements tentent de colmater les insuffisances de l’école. Le gouvernement Ayrault augmente et diversifie ces efforts. Lutte contre le décrochage scolaire, emplois d’avenir, contrats de génération, contrat de type RSA (un RSA socle lié à l’obligation de formation), formation professionnelle, aide à la création d’entreprises : aucune mesure ne manque à l’appel, aucun boulon pour le kit de l’insertion n’est oublié. Autrement dit, non seulement le coût consacré à l’enseignement ne cesse de s’élever, mais le coût de réparation des carences du système éducatif va croissant.
Cette hérésie dans l’utilisation de l’argent public crève les yeux. Elle ne semble émouvoir personne. Le plus sidérant : Vincent Peillon n’use jamais de cet argument pour mettre en place une vraie Refondation de l’école, pas davantage d’ailleurs que ne l’ont fait ses prédécesseurs.
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