Les 75 ans de la loi de 1948 sur le logement edit

2 octobre 2023

Mettant fin à un blocage drastique des loyers qui durait depuis 1914, la loi du 1er septembre 1948 institue des protections pour les locataires en place et des allocations logement pour les locataires à venir. Les riches débats qui ont accompagné le développement de ces dispositions demeurent d’actualité, notamment au sujet du contrôle des loyers.

La loi de 1948 qui libère les loyers et qui crée des allocations de logement fête, en 2023, ses 75 ans. Elle compte parmi les lois au nom bien connu mais au contenu précis souvent ignoré. Dans le monde de l’immobilier et, bien au-delà, pour des générations de Français, elle permet de désigner par « loi de 1948 », « logements 1948 », « loyers 1948 », des logements aux conditions d’accès bien singulières. Plus largement, elle aménage les bases de réponses et de débats toujours très contemporains sur les problèmes de logement.

Contexte et fondements des législations autour du contrôle des loyers

En Europe, le parc de logement ressort très dégradé du second conflit mondial. Cette crise du logement est aussi la conséquence, spécifiquement en France, d’un niveau de construction qui est resté faible depuis le début de la Première Guerre mondiale. Un peu partout en Europe, dès 1914, des réglementations de contrôle des loyers sont instituées. Cette politique vise la protection des locataires, en particulier des femmes restées au domicile quand leur conjoint est parti servir dans les armées. Ces systèmes, établis comme provisoires, ont perduré. Ils ont conduit à une baisse de l’investissement dans le logement.

La loi du 1er septembre 1948 se veut réponse globale à la crise du logement, notamment en revenant sur le contrôle des loyers. Cette loi va très durablement façonner le marché immobilier français[1]. Elle met en œuvre un ensemble de dispositions cherchant un équilibre entre soutien aux locataires et soutien aux propriétaires. Elle libéralise partiellement les loyers et institue, en compensation, pour les familles locataires, une allocation de logement.

L’urgence de 1948, c’est une France dévastée. Ce sont les populations sinistrées et les populations déplacées. Mais les destructions liées aux bombardements ne constituent que l’aspect le plus spectaculaire de la crise. À la vétusté du parc existant se conjuguent des rythmes très faibles de construction pendant toute la période recouvrant les deux guerres mondiales. Surpeuplement des habitats et carence des sanitaires de base dans les logements existants se doublent d’une offre insuffisante pour absorber les besoins liés à une population grandissante.

Cette pénurie conduira à l’appel de l’abbé Pierre du 1er février 1954 en réaction aux insuffisances et aux défaillances criantes de l’offre de logement du pays alors que celui-ci traverse une vague de froid intense.

Dès 1945 des mesures exceptionnelles ont été prises en vue de remédier à la crise du logement. En particulier l’ordonnance du 11 octobre 1945 institue une procédure de réquisition des logements vacants. Mais ces mesures n’étaient établies que pour une période provisoire.

Concrètement, la loi de 1948 assouplit la stricte réglementation préexistante sur les loyers.

La régulation des loyers a une histoire particulière, liée aux guerres. Les premières initiatives prises datent de la guerre franco-prussienne de 1870 et de la Commune. Des protections pour les locataires sont établies, avec des moratoires sur les loyers et des limitations sur les expulsions. Dès leur instauration, ces mesures de sauvegarde suscitent des critiques. Leur application immédiate peut se légitimer, mais les faire perdurer, c’est prendre le risque de brider les investisseurs et les constructeurs.

Les mesures de contrôle des loyers les plus radicales sont prises dès le début de la Première Guerre mondiale. En août 1914, de nouveaux moratoires sont accordés aux combattants et à leur famille. Au fur et à mesure des événements, ils seront plusieurs fois reconduits. En 1918, le gouvernement bloque les loyers jusqu’à une date indéfinie. L’immense majorité des locataires d’alors en bénéficie.

Contenu de la loi de 1948

La loi de 1948 veut aider à la fois les propriétaires, en les incitant à investir à nouveau, et les locataires, qui risquent de fortement pâtir des relèvements à venir des loyers. Les locations en cours bénéficient du régime ancien, ce sont les « loyers 1948 ». Les locataires à venir peuvent devenir, sous certaines conditions, les allocataires d’une nouvelle prestation : l’allocation de logement.

Afin d’organiser la sortie du blocage des loyers, cette législation de compromis contient trois dispositions principales : une incitation en faveur des investisseurs privés, avec la libération des loyers des nouveaux logements construits après le vote de la loi ; une protection des locataires en place avec le droit au maintien illimité dans les lieux pour les titulaires du bail et leurs proches ; et une compensation pour les futurs locataires, avec la création des allocations de logement.

La loi de 1948 commence par déterminer des territoires d’application, afin de se concentrer sur les régions où la crise est la plus prononcée. Elle concerne donc au premier chef Paris, et tout un rayon de cinquante kilomètres autour de la capitale. Elle s’applique également aux communes dont la population totale est supérieure à 4 000 habitants ou aux communes limitrophes de villes de 10 000 habitants et plus.

Ces aspects techniques donneront lieu, pendant des décennies, à de multiples contentieux et ajustements. Même si elle n’a jamais été abrogée, cette loi a subi de nombreuses rectifications, tandis que son champ d’application, tant géographique que matériel, s’est fortement réduit depuis les prémices de la législation.

Naissance des allocations de logement

Le législateur de l’après-guerre était très soucieux des effets sociaux de l’instauration de la libération des loyers pour les logements neufs ou entièrement rénovés. Il instaure donc, par cette loi de 1948, la première allocation logement. Celle-ci, relevant de la politique familiale, vient compenser la hausse des loyers pour les familles modestes qui vont, après 1948, signer un bail dans le secteur privé.

Précisément, la loi du 1er septembre 1948 institue une allocation de logement réservée d’abord aux familles avec plusieurs enfants à charge. Il s’agit d’une prestation familiale qui fait partie intégrante du système mis en place par l’ordonnance du 4 octobre 1945 portant organisation de la sécurité sociale. Cette aide financière a ensuite été étendue aux ménages ou personnes n’ayant qu’un enfant à charge, aux jeunes ménages sans enfant pendant les cinq premières années suivant leur mariage, ainsi qu’aux ménages ou personnes avec une personne âgée ou infirme à charge. Elle prend progressivement, dans les usages et dans la doctrine, le nom d’« allocation de logement familiale » (ALF).

Plus tard, la loi du 16 juillet 1971 crée d’autres allocations de logement destinées aux personnes aux ressources modestes telles que les personnes âgées, les infirmes, les jeunes salariés de moins de 25 ans et certains demandeurs d’emploi. Ces nouvelles allocations entrent dans la catégorie générique « allocation de logement sociale » (ALS), correspondant à un élargissement de l’ALF aux couples sans enfants et aux jeunes travailleurs.

Créée par la loi du 3 janvier 1977, l’aide personnalisée au logement (APL) est un dispositif qui avait vocation à se généraliser pour constituer la forme de droit commun, reléguant peu à peu les anciennes allocations de logement à la marge. L’APL s’inscrit dans une logique de recomposition d’ensemble de la politique du logement. Elle se voulait l’instrument essentiel pour passer d’une aide à la pierre à une aide à la personne, jugée plus efficiente et plus juste.

Aujourd’hui ALF, ALS et APL constituent, sous des formules différentes mais qui ont largement convergé, ce que l’on nomme communément les « allocations logement » (AL). La loi de 1948, principalement connue pour les loyers protégés qui ont progressivement disparu, est à l’origine d’une autre innovation, ces allocations logement, qui, elles, ont connu une extension considérable et qui représentent aujourd’hui une des principales prestations sociales de redistribution (près de 6 millions de foyers bénéficiaires en 2021, 16 milliards d’euros de dépense).

Des effets contrastés, un champ d’application en constante diminution

L’évaluation de la loi de 1948 conduit à observer que cette dernière a incontestablement contribué au déblocage du marché locatif, tout en bloquant les situations antérieures à son vote.

La loi parvient à un quasi-gel des loyers du parc privé pour les immeubles achevés avant la fin de l’année 1948. Elle engendre, par ailleurs, une forte hausse des loyers et du prix des logements pour ceux qui ne relèvent pas du nouveau régime de protection qu’elle met en place. En résulte ainsi une segmentation notable du marché entre le parc neuf et les logements anciens à loyers de fait très modérés mais dont les propriétaires se désintéressent – un désintérêt qui conduit à des dégradations voire à l’insalubrité.

Avec le temps, cette loi est devenue un facteur de blocage et de maintien d’un parc locatif de mauvaise qualité, les propriétaires n’ayant pas les moyens, compte tenu de la faiblesse des loyers qu’ils perçoivent, de financer les indispensables travaux d’entretien et d’amélioration de leur bien. C’est pourquoi, au fil des décennies, les gouvernements ont cherché à accélérer l’extinction naturelle de ce régime locatif d’exception.

À mesure que la construction neuve se développe, et sous l’effet des efforts effectués dans le domaine du secteur locatif social accessible aux ménages modestes, la part des logements anciens relevant de la législation de 1948 diminue.

Si en 1955, la moitié du parc locatif est sous le régime de 1948, des logements anciens en sortent, tandis que les nouveaux s’en trouvent exclus d’emblée. À la fin des années 1970, le régime concerne un cinquième des logements loués. Si l’on prend le statut d’occupation des résidences principales, 7 % de ces dernières relèvent de ce régime locatif en 1973 (29 % à Paris). Ce pourcentage tombe à 5 % en 1978, 2 % en 1988 et 1 % en 2002 (3,4 % à Paris). En 2013, les loyers 1948 ne concernent plus que 115 000 logements[2]. Faute de statistiques récentes précises, les spécialistes estiment qu’il n’y a plus actuellement que quelques dizaines de milliers de logements encore soumis à cette loi, à Paris et dans les grandes métropoles essentiellement.

Portée et postérité des dispositions de 1948

Alors que le parc de logements concerné par les loyers de 1948 devient au fil du temps parfaitement marginal, la loi de 1948 est surtout présente dans le débat public au regard de nouvelles dispositions et de controverses renouvelées sur le contrôle des loyers.

Depuis le milieu des années 2010, les villes ont la possibilité d'encadrer les loyers. La loi du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové (ALUR) soutient un encadrement des loyers dans les zones dites « tendues » où persiste un déséquilibre marqué entre l’offre et la demande, mais cette disposition n’est pas largement appliquée. L’encadrement des loyers est réintroduit, pour les collectivités qui en feront la demande, avec la loi pour l’évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (ELAN) promulguée le 23 novembre 2018. Des villes avec des majorités municipales de gauche adoptent cette option : Paris, Lille, Lyon, Bordeaux. Les préoccupations liées à une inflation de plus en plus marquée poussent certaines villes de droite à aller également dans ce sens.

Aujourd’hui, dans un contexte d’inflation élevée, le législateur et les équipes municipales cherchent toujours, par le contrôle des loyers, à protéger les locataires les plus modestes tout en évitant de trop pénaliser les bailleurs.

Les économistes, dans leur grande majorité, estiment que ce contrôle des prix, sous ses différentes formes, décourage les investisseurs et affecte les équilibres de marché. La théorie économique la plus rudimentaire, nourrie également par les leçons de la législation de 1948, prédit de tels résultats. Ceux-ci apparaissent résumés dans une maxime célèbre. En l’occurrence, toute analyse relative à la régulation des loyers se doit de citer l’économiste suédois Assar Lindbeck (disparu en 2020), longtemps resté à la tête du comité de sélection pour le prix Nobel d’économie. À la fin des années 1960, il déclare que : « le contrôle des loyers semble actuellement la technique la plus efficace pour détruire une ville, à l’exception du bombardement ».

Faisant mouche, la formule est reprise maintes et maintes fois. Assurément exagérée, la boutade n’en repose pas moins sur une rationalité. Et c’est peu dire que le contrôle des loyers a, chez les spécialistes, mauvaise presse[3].

Les effets redistributifs d’une telle politique ne sont d’ailleurs pas forcément évidents. Un gel indifférencié des loyers pénalise un propriétaire modeste et favorise le locataire aisé. Or, il y a beaucoup plus de locataires modestes et de propriétaires aisés. D’où, du côté des responsables politiques en place, la volonté d’agir afin de contrer une flambée des prix.

Une autre voie pour chercher à limiter les conséquences de l’inflation sur les locataires consiste à augmenter les allocations logement. C’est une demande des associations de locataires, des associations caritatives et des opérateurs du logement social.

Le sujet de la liberté des loyers présente aujourd’hui une dimension politique hautement sensible et des dimensions techniques très fouillées. Trois quarts de siècle après son vote, les innovations de la loi de 1948, principalement les allocations logement, et les enseignements qui sont tirés de la période campent toujours en bonne place des débats sur les politiques du logement et sur les marchés immobiliers.

[1]. Voir Danièle Voldman, Locataires et propriétaires. Une histoire française, Payot, 2016.

[2]. Sur l’évolution du parc « loi de 1948 », voir Maud Loiseau et Catherine Bonvalet, « L’impact de la loi de 1948 sur les trajectoires résidentielles en Île-de-France », Population, vol. 60, no 3, mai-juin 2005, p. 351-366. Plus globalement, voir Alain Jacquot, « Cinquante ans d’évolution des conditions de logement des ménages », Insee, Données sociales : la société française, édition 2006

[3]. Voir Julien Damon, « Concours de fausses bonnes idées autour des loyers », Telos, 6 juillet 2022.